Guillaume Tiffon : « De la digitalisation : travail, emplois, société »

Guillaume Tiffon est sociologue, directeur du département de sociologie de l’université d’Evry. Son domaine d’intervention est la sociologie du travail et des organisations. Est notamment l’auteur de « La mise au travail des clients » et de « l’innovation dans le travail ».

La question de la digitalisation et de ses effets, que ce soit sur le travail, l’emploi ou nos économies contemporaines de manière générale, est pour le moins vaste : elle est transverse, touche la plupart des activités productives et transforme nos manières de travailler et de consommer. Je me centrerai uniquement, sur deux de ses implications :
– les effets des automates et d’Internet sur le travail et l’emploi des agent.es en front office, c’est-à-dire de ceux et celles qui travaillent au contact des client.es et des usager.ères ;
– l’impact des mails, et des TIC (Technologies de l’information et de la communication), en général, sur le travail, mais cette fois-ci, plutôt en back office.

1/ La digitalisation dans les front office : mise au travail des client.es et transformation du travail des salarié.es

En ce qui concerne la digitalisation dans les front office, chacun a pu constater la mise en place, depuis le début des années 2000, d’automates, que ce soit aux caisses de supermarché, dans les gares, les aéroports, les banques, les stations-services ou les cinémas. On pourrait penser qu’il s’agit là d’un processus classique de substitution du capital au travail : au fond, comme dans l’industrie, ici, la digitalisation, entendue comme processus d’automatisation soutenue par les TIC, déboucherait – pour le dire simplement – sur le remplacement de l’homme par la machine.

Mais à y regarder de plus près, ce n’est pas tout à fait ce qui se passe car, en réalité, ce ne sont pas les machines, mais les client.es qui remplacent les salarié.es. Ceux et celles qui scannent les produits à la place des caissières, font le plein d’essence, précisent le film qu’ils et elles souhaitent regarder, indiquent la somme d’argent à retirer, l’opération à effectuer sur un compte, etc. : ce ne sont pas les machines, mais bien les client.es.

Ici, l’innovation tient donc moins à l’automatisation, à la prise en charge de certaines tâches par ces automates, qu’à la création d’interfaces, suffisamment simples et didactiques, pour que les client.es puissent, presque tâche pour tâche, se substituer aux salarié.es qui utilisaient jusqu’alors ces machines. Autrement dit, ces automates sont juste le prolongement du self-service. Ce qui signifie, au sens littéral, qu’ils et elles doivent se servir seul.es.

Pour les entreprises, l’intérêt recherché paraît assez évident : bien qu’elles mettent la plupart du temps en avant leur souci d’améliorer la qualité de service, en réduisant notamment les temps d’attente – qui constituent l’une des principales sources d’insatisfaction des client.es – en fait, il s’agit surtout, de réaliser des gains de productivité, faire des économies de personnel, et par-là, d’accroître leurs profits et/ou leur compétitivité. Mes enquêtes, auprès des cadres de la grande distribution, notamment, en attestent.

En revanche, pour les client.es et les salarié.es, l’intérêt est nettement moins évident. Du côté des client.es, si certain.es sont sensibles à l’argument du gain de temps, qui n’est d’ailleurs pas toujours avéré, d’autres s’insurgent contre les suppressions d’emplois à venir et estiment que la généralisation de ces automates participe d’un vaste mouvement de déshumanisation et de détérioration de la qualité de service. Qui plus est, pour utiliser ces machines, réussir à se débrouiller seul, encore faut-il savoir ce qu’il faut faire et comment ? Cela suppose un apprentissage et des « compétences ».

Quant aux caissières, pour rester sur cet exemple, la mise en place de ces caisses automatiques a considérablement changé leur travail. Si sur ces postes, elles sont déchargées du pénible et fastidieux travail de manipulation des marchandises, en retour, elles se retrouvent cantonnées à des tâches de surveillance et ont le sentiment de passer leurs journées à « fliquer les client.es » – avec toutes les situations de litiges, assez désagréables, que cela entraîne.

Un travail plus dur
Contre toute attente, elles estiment également que leur travail est plus pénible. D’une part, le flux de marchandises s’accélère : le nombre de produits encaissés sur un îlot de trois caisses automatiques est en moyenne deux à trois fois supérieur à celui d’une caisse normale. D’autre part, cette activité de surveillance nécessite une attention de tous les instants, puisque les produits ne passent plus, les uns après les autres, entre leurs mains ; mais à plusieurs endroits en même temps. Devant faire plusieurs choses en même temps, et regarder partout, tout le temps, elles ont donc le sentiment d’être débordées, et de devoir toujours travailler dans l’urgence. Cela engendre du stress et se traduit par une plus grande fatigabilité au travail, au point qu’elles se disent plus fatiguées, après 3-4 heures passées sur ces caisses automatiques, qu’au bout d’une journée entière sur une caisse normale.

Moins intéressant
Elles estiment également que leur travail est moins intéressant. D’une part, les échanges avec les client.es se font plus rares. Si tout se passe bien, elles n’ont plus aucun contact avec eux.elles. Ni bonjour, ni merci, ni au revoir. On les voit à peine derrière leur écran de contrôle, disent-elles.
D’autre part, quand elles ont encore affaire à eux.elles, ce n’est que pour régler des problèmes, dans l’urgence, avec des client.es qui voudraient qu’elles soient disponibles de suite et les interpellent régulièrement à distance, en claquant des doigts. Elles considèrent, ce faisant, que sur ce type de caisse, les échanges avec les client.es sont souvent plus pauvres et désagréables que sur une caisse classique où, de temps en temps, même si ce n’est pas toujours facile non plus, elles ont quand même des échanges gratifiants, avec des client.es qui les reconnaissent ou leur demandent leur avis sur tel ou tel produit.

Bref, pour conclure sur ce premier point, on peut dire que, dans les front office, la « digitalisation » engendre trois effets majeurs :
1/ elle permet d’externaliser certaines tâches auprès des client.es, qui constituent une main-d’œuvre gratuite, créant de la valeur pour l’entreprise sans contrepartie salariale : c’est ce que j’appelle, avec Marie-Anne Dujarier, la mise au travail des client.es.
2/ elle détruit des emplois, avec des métiers de contact qui disparaissent, progressivement.
3/ pour ceux et celles qui restent, elle transforme l’activité de travail, qui évolue alors vers d’autres fonctions, comme dans le cas des caissières, qui contrôlent à présent le travail des client.es.

2/ Le travail disloqué

L’autre exemple est celui des TIC, et plus spécialement des mails au travail (enquête réalisée avec Jean-Pierre Durand et Lucie Goussard dans un centre de recherche d’une grande entreprise.). On quitte donc le monde des employé.es pour aller vers celui des cadres. En l’occurrence, celui de cadres ingénieur.es-chercheur.euses, souvent diplômé.es des plus grandes écoles, qui ont des conditions d’emplois et des conditions matérielles de travail plutôt favorables, et qui, pourtant, sont près d’un tiers à connaître, ou avoir connu, au cours des cinq dernières années, des problèmes de santé, parfois même, très importants.

Ce qui ressort de cette enquête ?

D’abord, que ces chercheur.euses se plaignent et souffrent de ne pas pouvoir faire leur travail. Ils.elles aiment leur métier, sont souvent passionné.es par la technique. Mais l’enquête révèle qu’ils.elles rencontrent les plus grandes peines du monde à faire de la recherche. Pourquoi ? Parce qu’ils.elles passent, au fond, un temps considérable à faire ce qu’on a appelé « des tâches périphériques » :

  • Préparation des activités (rédaction de notes d’opportunité, montage de partenariats, contractualisation avec des sous-traitants, négociation des budgets, des délais et de l’orientation scientifique des projets, constitution des équipes-projets, etc.)
  • Valorisation des activités (participation à des opérations de communication, valorisation des résultats au sein du département, auprès des client.es, de la direction de la R&D et des Programmes, etc.)
  • Activités administratives (notes de frais, organisation de déplacements professionnels, gestion des imputations (GTA), gestion des achats, questions RH, gestion des aspects réglementaires et juridiques etc.)
  • Activités de coordination (ajustement de l’activité à l’évolution des besoins des client.es, partage des données entre les contributeur.trices de projets, encadrement de sous-traitant.es, préparation et tenue des réunions de groupe, de département, de projet, avec les Programmes et la direction de la R&D, etc.)

Or, la plupart de ces activités périphériques passent par les mails et engendrent des interruptions constantes, source de dispersion au travail clairement renforcée par les TIC.

On a identifié trois formes de dispersion :

  • Zapping / dispersion-sollicitation : interruptions permanentes de tâches à passage récurrent d’une tâche à une autre (« jonglage », « passer du coq à l’âne », « homme sandwich », « empilement de sujets variés »… ), les mails accentuant le zapping…
  • Dispersion-préoccupation : Avoir en permanence à l’esprit la liste des tâches à accomplir (post-it, archivages des mails à traiter, utilisation complexe de cahiers et de listes de tâches à faire, double ou triple agenda, etc.)
  • Travail en temps masqué /multi-tasking : réaliser plusieurs tâches en parallèle (tenir une réunion et rédiger le compte-rendu, répondre à ses mails pendant une réunion, préparer une réunion pendant la pause déjeuner, etc.)

Les agent.es déploient des stratégies de protection pour être moins sollicité.es par leurs mails (sans vraiment y parvenir !) : désactivation de la sonnerie de la messagerie et de l’affichage sur écran à chaque réception de mail, tentative de consulter ses mails trois fois par jours, etc.

La dispersion au travail a des effets sur :

  • L’agilité mentale dans le passage d’une tâche à une autre
  • La capacité de concentration et d’écoute (attention périphérique, flottante, sélective)
  • La saturation cognitive
  • La fatigabilité, surcharge cognitive, charge mentale, tensions

Cette dispersion est source d’angoisse et de débordement en dehors des heures de travail.

Pour conclure sur ce deuxième point, les TIC, notamment dans ces formes d’organisation par projet, disloquent le travail. Elles le fragmentent, l’écartèlent et en dispersent les morceaux. Ce qu’il faut soigner, ce ne sont donc pas les salarié.es, et leurs supposés problèmes personnels ou familiaux, mais le travail, la façon dont il est organisé, managé, valorisé. Mais ce constat, malgré nos diverses interventions auprès de la direction de ce centre de recherche, est resté sans suite. Le directeur de la R&D a même conclu, lors de notre dernière intervention au CE : « Toutes les R&D du monde fonctionnent en mode projet, pourquoi la nôtre fonctionnerait-elle autrement ? ». Fin de la discussion. Sujet suivant.

Les nouvelles formes d’organisation du travail et de management, en cherchant à réduire le coût de la rationalisation et du contrôle du travail, n’ont fait, en fait, que l’invisibiliser. Car, loin de disparaître, il s’est surtout déversé, en passant progressivement d’emplois dédiés à cette fonction (secrétaires, chargés RH, comptables, agents de maîtrise, cadres…) vers les « producteurs », qui, à côté de leur travail, passent de plus en plus de temps à renseigner des logiciels et autres dispositifs gestionnaires, pour organiser et rendre compte en permanence de leur activité, de leur temps de travail ou de leurs résultats. Au-delà de constituer des activités souvent vides de sens, qui les empêchent, par bien des aspects, de faire « leur vrai travail », comme ils disent, ce travail d’organisation, apparemment « automatisé », n’a donc pas disparu ; il s’est juste déplacé. (Guillaume Tiffon)