France Télécom : c’était interdit !

Un jugement qui fera date tant dans la gestion des ressources humaines que pour le droit du travail a été rendu le 20 décembre 2019 au tribunal correctionnel de Paris. Il clôt un procès hors norme qui, au fil de ses quarante-six audiences, a cherché à faire la lumière sur la responsabilité pénale de l’entreprise France Télécom et de sept de ses anciens dirigeants dans la crise sanitaire et sociale qui s’est déroulée en son sein entre 2007 et 2010. Au terme de son délibéré, et dans un jugement remarquablement motivé, le tribunal estime que la souffrance des travailleurs résulte bien d’une politique institutionnelle harcelante et condamne l’entreprise et les prévenus pour « harcèlement moral institutionnalisé », une première mondiale. Retour sur les principaux ressorts de ce jugement appelé à faire jurisprudence.

« Next! » Nulle expression n’aura été autant prononcée que celle-là durant les dix semaines du procès. Même si aujourd’hui, au regard de la crise qui lui est associée, le terme résonne comme un lapsus embarrassant, en 2005, il désignait, presque candidement, le nouveau plan triennal élaboré par la nouvelle équipe dirigeante de France Télécom (depuis lors devenue Orange) : le plan NExT pour « Nouvelle Expérience des Télécommunications ». Tel qu’il est présenté à l’origine, il s’agit d’un plan stratégique, commercial et financier, une politique d’entreprise, ni plus ni moins. Pourtant, dès 2006, les dirigeants de l’époque vont conditionner son succès à un nouvel objectif : 22 000 départs « par la fenêtre ou par la porte » et 10 000 mobilités en trois ans sur un effectif total de près de 120 000 personnes dont une majorité de fonctionnaires. Dans ce fleuron français des télécommunications, où les effectifs avaient déjà connu des cures d’amaigrissement répétées, consécutives tantôt à la privatisation, tantôt à la mise en concurrence puis à l’endettement, cette politique de déflation massive des effectifs va tenir du régime mortifère.

Souhaitant pouvoir se défaire du personnel jugé surnuméraire sans recourir à un coûteux plan social (et donc sans concertation avec les organisations syndicales), la direction avait certes soigné sa communication sur le caractère « naturel » et « volontaire » des départs et des mobilités. Mais les discours n’ont guère fait illusion devant la brutalité avec laquelle cette politique à marche forcée s’est mise en branle. Chacun devait participer à l’effort et tous les moyens semblaient bons. Et si le management de proximité avait dû éprouver quelque frilosité à la besogne qu’il se voyait ainsi confiée, l’entreprise avait prévu de l’y encourager, d’une part, en le formant aux méthodes les plus déstabilisantes — par exemple, retirer des chaises de bureau, rétrograder arbitrairement des collaborateurs, ne plus les informer ou les convier aux réunions d’équipe, etc. — et, d’autre part, en l’y incitant financièrement. Très vite, l’intranquillité recherchée s’installe, les conditions de travail se dégradent, les collectifs et la solidarité se délitent, le climat professionnel devient anxiogène. La souffrance des agents et des salariés s’amplifie sur tout le territoire. Stress, altercations, crises de larmes, épuisement, troubles du sommeil, états anxiodépressifs, décompensations, multiplication des tentatives de suicide et des suicides… Alors que des alertes sur le drame qui s’intensifie lui sont adressées par l’ensemble des acteurs de la prévention, la direction demeure imperturbable, les yeux rivés sur les indicateurs de réussite du plan NExT.

Haro sur le déni et la banalisation du mal

La direction de France Télécom sortira finalement de son mutisme en 2009, contrainte et forcée par la médiatisation de la crise des suicides (28 suicides en 20 mois) et l’émoi de l’opinion publique. Didier Lombard, PDG de l’époque, aura cette phrase, prononcée le 15 septembre 2009, qui en dit long sur son niveau de compassion : « Il faut marquer un point d’arrêt à cette mode du suicide. » Pour un peu, le mea culpa qui s’en est suivi aurait pu faire passer l’expression pour une maladresse de langage chez un « polytechnicien » peu féru des conférences de presse. Mais lorsque dix ans plus tard, à la barre, il invoque l’effet Werther — c’est-à-dire le suicide mimétique —, on comprend que le déni est postural. Selon lui, la crise des suicides aurait été causée par la médiatisation des faits, celle-là même qui a « gâché la fête » et « privé les collaborateurs de leur succès »… Les parties civiles sont abasourdies et elles ne seront guère ménagées durant les dix semaines de débats où le déni n’aura d’égal que la banalisation du mal. Car après l’effet Werther, les prévenus et leurs conseils ont plaidé selon une ligne de défense qui ressemble à celle de l’effet papillon : des mots à Paris, des morts en région… Et un papillon qui ne peut, forcément, être rendu responsable de la tempête ! Cette logique permettait à la défense de rejeter l’intention autant que la responsabilité des prévenus, en insistant sur la distance physique avec les victimes, la complexité de l’organisation matricielle chez France Télécom. L’idée sous-jacente étant de se défausser sur la hiérarchie intermédiaire qui aurait mal interprété les éléments de langage en provenance de Paris et les aurait appliqués avec une rudesse dont elle serait bien la seule responsable. Quant aux effets de la tempête, ils auraient été surévalués. Les taux de suicide observés à France Télécom ne seraient en réalité pas « anormaux » en regard de la moyenne nationale et les passages à l’acte suicidaires n’auraient été le fait que de personnes fragiles. Le déni a non seulement la peau dure, il a aussi des crocs.

Le 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Paris a rendu un jugement qui rompt avec la banalisation du mal. Dans une décision rigoureusement motivée de 345 pages, les juges ont retenu un chef d’accusation inédit, celui de « harcèlement moral institutionnel ». Celui-ci, a expliqué la présidente en séance, est le fruit d’une politique d’entreprise visant un collectif, qui a pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail telle qu’elle outrepasse l’usage normal du pouvoir de direction. Les moyens utilisés, qui visaient sciemment à déstabiliser les agents et les salariés pour les pousser aux départs, étaient interdits. En outre, dans la mesure où il a été établi que les dirigeants de l’époque ont, de façon répétée, exercé une pression sur la hiérarchie intermédiaire pour qu’elle œuvre aux 22 000 départs par tous les moyens, les juges ont estimé que le « bouclier » utilisé par la défense était « inopérant ». En conséquence de quoi, l’entreprise, en tant que personne morale ainsi que les sept prévenus ont été reconnus coupables de harcèlement moral institutionnel et de complicité. À l’exception du sursis, les peines maximales prévues pour ce type de délit ont été prononcées .

Fabienne Scandella
article original publié dans la revue HesaMag numéro 20 de l’institut syndical européen www.etui.org reproduit avec autorisation.

Pour en savoir plus

  • Ivan du Roy (2009) Orange stressé. Le management par le stress à France Télécom, Paris, La Découverte.
  • Éric Beynel (coord.) (2020) La raison des plus forts. Chronique du procès France Télécom, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’atelier.