Comprendre les changements profonds à l’œuvre dans les organisations du travail et lutter contre leurs effets dévastateurs pour les travailleurs-euses reste un enjeu essentiel de notre syndicalisme. Ce sont plus de 200 militant-e-s des syndicats Solidaires de toute l’Île-de-France qui se sont réunis les 19 et 20 juin derniers pour débattre du travail/changer le travail… Les échanges ont porté sur les cinq grandes questions qui suivent.
La prise en charge syndicale de la souffrance individuelle
C’est une situation de plus en plus fréquemment rencontrée par nos militant-e-s. Nous devons l’aborder en prenant garde à certains écueils comme la difficulté émotionnelle pour le/la militant-e à gérer des souffrances lourdes, la détection souvent tardive de la souffrance, le sentiment d’impuissance à résoudre le problème ou la difficulté d’agir en intersyndicale, quand les autres OS n’ont pas envie de s’emparer de ces sujets.
C’est une évidence mais il faut tout d’abord écouter la personne en souffrance. Ce travail doit se faire en confiance, le/la militant-e doit informer le/la salarié-e de l’action entreprise et avoir son accord à chaque étape. Pour les militant-e-s, il est nécessaire d’avoir une assise syndicale pour partager cette prise en charge. On ne doit pas rester seul-s avec le problème et s’enfermer dans un binôme qui devient lui-même pathogène.
Il faut imposer un cadre juridique qui oblige l’employeur à agir et à éviter la mise sous cloche du problème. Des outils institutionnels existent qui permettent de se saisir des problèmes de souffrance au travail.
Le CHSCT permet d’aborder ces problématiques et de recourir à différents moyens tels que le droit d’enquête général, le droit d’alerte CHSCT en cas de danger grave et imminent ou le recours à l’expertise (selon des modalités différentes entre public et privé).
Les délégué-e-s du personnel, propres au secteur privé, disposent de pouvoirs spécifiques en matière d’atteinte à la dignité et aux libertés individuelles, et peuvent ainsi émettre un droit d’alerte distinct de celui du CHSCT. Le choix entre les deux droits d’alerte est une question d’opportunité selon les forces en présence dans l’entreprise.
D’autres part, médecine du travail et médecine de prévention sont compétentes pour les aménagements de poste. L’inspection du travail, quant à elle, dispose de nombreux moyens d’action, notamment quant au respect des prérogatives des représentant-e-s du personnel et de leurs instances. Dans certains cas, le recours judiciaire sera nécessaire.
Syndicalement, la réflexion et la prise de position doivent être collectives, et engager l’ensemble de l’équipe militante. Le sens de l’action est d’alerter l’employeur pour éviter le « on en savait pas » et engager sa responsabilité, ainsi que de renverser l’ordre des choses et de dénoncer l’anormalité de la situation (quand bien même ladite anormalité est légitimée par l’employeur).
Dès le signalement d’un cas de souffrance au travail, il faut travailler sur les causes et envisager la construction de l’action collective. Au delà du cas individuel, l’action syndicale doit dénoncer et remettre en cause l’organisation même du travail.
Les entretiens annuels d’évaluation
Toutes nos entreprises, tous nos services mettent aujourd’hui en place des évaluations individuelles qui ont un impact sur la rémunération ou l’avancement de carrière.
Face à cela, le refus n’est pas évident et encore moins immédiat. Pour nombre de salariés, l’évaluation et ses carottes participent de leur reconnaissance au travail. Dès lors, il s’agit de démontrer que ces évaluations ne portent pas sur le travail mais bien sur le/la travailleur-se et sa manière d’être. Les critères d’évaluation sont toujours définis par rapport aux besoins et aux desseins de l’employeur qui va chercher à obtenir le meilleur rendement possible de ses ressources humaines. Au mieux, l’on va mesurer le résultat d’un travail prescrit, sans s’attarder (et sans pouvoir) sur les moyens mis en œuvre pour atteindre ce résultat. La majorité des évaluateurs sont d’ailleurs des managers qui connaissent peu, voire pas, la réalité du travail qu’ils sont sensés évaluer. Partout, il s’agit d’individualiser les relations de travail et de mettre en concurrence les travailleurs. Sortir de la confusion évaluation/reconnaissance est le premier axe de travail syndical.
Le boycott de l’entretien d’évaluation est le moyen le plus évident de marquer son refus mais il sera d’autant plus aisé à mettre en œuvre et efficace qu’il s’opérera dans un cadre collectif. Informations, mots d’ordre syndicaux et présence syndicale auprès des salariés sont nécessaires pour sortir de l’isolement et du binôme évalué/évaluateur.
Utiliser l’expertise du CHS-CT afin d’analyser, et de dénoncer, l’impact de la mise en place des évaluations individuelles sur les conditions de travail est un travail intéressant qui permet de délégitimer l’évaluation.
Quand les actions de boycott ou autre refus ne se mettent pas en place (cas malheureusement le plus fréquent), la question se pose d’accompagner ou pas, et comment, le salarié à son entretien ou à des recours possibles (CAPL dans le cas de la Fonction publique) ? Préparer au mieux son entretien pour répondre pied à pied et s’opposer aux demandes du supérieur peut paraître intéressant, mais le fait est que l’on ne sort pas de la relation individuelle et qu’en envenimant celle-ci, c’est le travailleur qui peut vite en payer les pots cassés. En revanche, multiplier les recours (engorger les CAPL ou inonder de lettres de réclamations les services RH) peut gripper le système, à tout le moins marque l’opposition à celui-ci.
Quoiqu’il en soit, il apparaît nécessaire d’inscrire l’action contre les entretiens d’évaluation dans le cadre d’actions plus globales remettant la réalité collective du travail au cœur des préoccupations.
Le CHSCT‐CT, lieu de contre‐pouvoir ou simple débat de spécialistes ?
Il est nécessaire de questionner l’instance CHSCT, son rôle, ses missions, pour en faire un CHSCT offensif de lutte coordonnée. Nous devons mettre au centre de nos préoccupations la santé et les conditions de travail des salarié-e-s, interroger et remettre en cause l’organisation du travail avec comme boussole la transformation sociale. Mais soyons conscients qu’une telle perspective n’est pas sans frein ni limite.
Face à l’employeur d’abord qui tente souvent de neutraliser l’instance en enfermant ses membres dans la technicité. Le CHSCT serait l’instance où les « partenaires sociaux » œuvrent ensemble pour les conditions (matérielles) de travail voire au simple respect des normes. Autre risque, se faire noyer sous les dossiers et ne plus décider grand chose. Éviter cet enfermement suppose d’établir des priorités syndicales et d’imposer le rythme de l’action syndicale (tournées, enquêtes, CHSCT extraordinaires…).
Les autres organisations syndicales qui risquent d’établir une cogestion. Évidemment, le nombre d’élus Solidaires dans le CHSCT change la donne mais quoiqu’il en soit, il faut obliger les autres OS à se positionner sur nos sujets.
Enfin, il est important que le ou les membres du CHSCT ne restent pas isolés au sein de leur propre équipe syndicale. Pour ce, l’activité CHSCT doit faire l’objet de points réguliers avec l’ensemble de la section et des liens doivent être faits avec les autres instances représentatives du personnel (IRP). Il faut une appropriation collective des questions de conditions de travail et faire du CHSCT un outil au service d’une stratégie syndicale.
Le CHSCT bénéficie de leviers spécifiques importants (droit d’alerte, enquêtes, inspections, expertises…) qu’il faut maîtriser et mettre au service des salariés. Avec les alliés potentiels que sont la médecine du travail et l’inspection du travail, ces outils et ces acteurs participent du rapport de force à construire en permanence. Mais rien ne peut se faire s’il n’y a pas un lien fort et permanent avec le terrain. Les premiers experts de leur travail sont les travailleurs eux-mêmes. L’instance CHSCT doit servir à décrypter, informer et mobiliser sur les questions de conditions et d’organisation du travail.
Face a l’éclatement du travail, (re)construire des collectifs de travail
L’éclatement du travail est partout une réalité. Externalisation de services, redécoupages internes qui séparent les services les uns des autres, recours à l’intérim et CDD déconstruisent les collectifs de travail. De surcroît, des réorganisations du travail, l’individualisation des carrières et des rémunérations renforcent l’isolement, construit, des travailleurs. En conséquence, le premier problème à résoudre est celui de la cohésion entre salariés.
Le premier rôle de l’organisation syndicale doit être de retisser des liens, les salariés doivent pouvoir se retrouver dans le collectif syndical. Informer, échanger, faire se rencontrer en utilisant tout moyen à disposition (tournées, réunions syndicales) doivent en être les maîtres-mots.
Cette construction doit pouvoir déboucher sur une action collective d’ampleur. Par exemple, les cahiers de doléances et les assises du ministère du travail lancés par une intersyndicale. Il s’est agit de prendre en considération et de nourrir la réaction collective après le choc des suicides au ministère. Autre action, celle de SUD-CT Saint-Denis qui a initié les vendredis de la colère face à un management autoritaire : une heure de débrayage chaque vendredi, occasion d’organiser des réunions publiques et des manifestations mêlant agents de la ville et habitants. L’élargissement du collectif aux usagers, clients, citoyens permet, sans doute, d’être mieux soutenu et mieux entendu, de créer et de faire durer le rapport de forces.
Quels outils syndicaux Solidaires ?
Depuis les premières journées Et voilà le travail (nationales) en 2010, beaucoup de questionnements ont émergé. Faire connaître la question des conditions de travail, de la souffrance au travail a été une priorité : le sujet est très médiatisé dès qu’il s’agit des RPS (risques psycho-sociaux), beaucoup moins sur certaines maladies professionnelles par exemple. Le problème de l’amiante est connu, mais contrairement à ce qu’on pense, cela reste d’actualité. Reste aussi les questions des ondes électromagnétiques, des pesticides…
Le premier enjeu est de rendre visible ces sujets et d’échanger pour qu’ils ne restent pas confinés dans un secteur particulier. Le bulletin Et voilà permet de faire circuler et de mutualiser l’info. Un nouveau site, la petite boite à outils, rassemblera la réglementation, des fiches pratiques, des guides, des exemples et des petits films documentaires.
Le deuxième enjeu est de disposer de formations autour de la défense et de l’amélioration des conditions de travail. Nous y privilégions les aspects pratiques, plus que réglementaires, l’essentiel étant de construire un rapport de force à partir de l’action syndicale. Aujourd’hui, Solidaires propose des formations CHS-CT, prise en charge des RPS, pratiques et enquêtes du CHS-CT et un module sur les maladies professionnelles est en cours d’élaboration.
Le troisième enjeu est l’action syndicale. Nous appréhendons mieux le sujet des conditions de travail et nous constatons les progrès militants sur ces questions, notamment la connaissance des outils à notre disposition. Il est maintenant nécessaire d’élaborer des stratégies communes. Cela peut commencer par la mise en place d’un réseau santé/conditions de travail en Île-de-France afin d’échanger et de mutualiser certains sujets, mais surtout construire des réponses syndicales face à des situations concrètes en utilisant les ressources militantes proches. Une équipe « dédiée » de militant-e-s plus particulièrement sensibilisés aux questions des conditions de travail aurait en charge l’animation du réseau, dont la mise en place d’outils informatifs et participatifs (forum, liste mail, permanence…) pour faire vivre ce réseau.