Une entreprise de transport et de logistique qui livre les particuliers et les entreprises, une société comme une autre, avec le même discours bien rôdé que l’on retrouve sur beaucoup de sites internet ou de publicités pour attirer les consommateurs . Le site internet présente une entreprise 100% citoyenne et éco-responsable. « Une entreprise se construit avec et au travers de ses hommes » explique son fondateur qui ajoute : « Cette culture du challenge et du travail bien fait est dans les gènes de notre entreprise et l’esprit de tous ses collaborateurs. » Derrière ces paroles, Jérôme Dor un homme avec une « certaine fidélité à des principes fondamentaux comme la parole donnée et le respect », comme il le raconte dans une lettre envoyée à tous ses employées pour le nouvel an. Dans cette lettre, il retrace son « aventure » entrepreneuriale, depuis qu’il a commencé à livrer des croissants à domicile jusqu’à la création de Cogepart ! Actuellement il à environ 50 sociétés dans toute la France et compte sur environ 750 salariés.1
Mais derrière toute cette communication, l’envers du décor c’est une autre réalité vécue par les salariés qui témoignent de la dureté du travail et de la violence des rapports sociaux. La première des stratégies patronales à l’œuvre dans les entreprises consiste d’abord à tout faire pour empêcher une implantation syndicale. « Empêcher les salariés de s’engager dans un syndicat, et surtout dans le syndicat de leur choix, permet d’entraver l’affirmation sur les lieux de travail d’une présence syndicale qui puisse donner forme à un contre-pouvoir face au patron » (Yon, 2014). Ainsi, diviser l’entreprise en environ 50 sociétés n’est pas anodin, ceci permet d’échapper à la mise en place des institutions représentatives du personnel.
Entre les lois du travail et leur application, il y a dans les entreprises le plus souvent un abîme. Reconnaître aux salariés des droits se révèle d’autant plus problématique quand ce sont des représentants du personnel syndiqués qui obligent les employeurs à le faire. La création dans cette entreprise de transport, d’une section syndicale puis la longue bataille pour la mise en place de délégués du personnel a été semée d’embûches. Les témoignages de trois jeunes salariés et du responsable syndical de Solidaires chargé de développer les sections syndicales retracent une partie des difficultés rencontrées. Les quelques exemples de pratiques anti-syndicales permettent de saisir la difficulté pour les organisations syndicales de s’implanter dans l’entreprise.
Améliorer collectivement les conditions de travail au cœur des motivations pour créer un syndicat
L., O. et D. sont trois jeunes entre 20 et 35 ans qui font partie de l’entreprise de transports Cogepart. Ces trois salariés, avec un « éloignement préalable assez fort à l’égard du syndicalisme »2, n’ont pas une trajectoire militante et leur entrée dans le syndicalisme correspond à des problématiques sur leur lieu de travail. Dans leur boulot, ils sont amenés à livrer des meubles, des arbres (botanique), du carrelage, des frigos, des courses à domicile. L’entreprise travaille essentiellement avec les grands groupes, Peugot, Citroen, Renault, Ikea, Nespresso, Castorama, Bricorama, BHV, Leroy Merlin, Electro Dépôt et Carrefour (la livraison à domicile des Carrefours de Lyon, c’est Cogepart). Un secteur professionnel où les syndicats peinent à s’implanter. Les conditions de travail dégradantes et pénibles, les horaires qui changent d’un jour à l’autre, le manque de matériel adapté pour livrer les charges trop lourdes…. sont les principales raisons qui ont amené ces jeunes à s’organiser et créer une section syndicale dans l’entreprise. Les salarié-es livrent sans matériel de manutention adapté avec souvent des conséquences lourdes en termes de santé. L. constate qu’en moyenne au bout de 5 ans les travailleurs doivent s’arrêter pour des problèmes de santé : des accidents mais aussi des problèmes musculaires, au dos, aux articulations. La question des droits et pour partie des compensations financières à ce dur travail sont aussi très présents dans les motivations pour s’organiser collectivement.
« faire bouger les choses,[…] notre but c’est récupérer ce qu’on a le droit d’avoir, parce que lui il nous a enlevé beaucoup de primes, il nous a enlevé les repos compensateurs, il est totalement dans l’illégalité, on ne veut pas plus, on demandera plus tard, là pour l’instant ce qu’on veut c’est tout ce qu’il nous a retiré… »
La motivation pour créer une section syndicale prend sa source dans les vécus personnels lorsque des salariés se rendent compte que ce qu’ils vivent est inacceptable. Mais c’est aussi souvent l’idée de transformer les choses avec les collègues de travail et pour que les choses bougent pour tous. L’histoire commence par deux salariés qui voulaient se renseigner sur leurs droits. Ils ont décidé d’aller à l’inspection du travail se renseigner sur les anomalies qu’ils pensaient trouver dans l’entreprise. Effectivement, l’employeur ne respectait pas plusieurs dispositions du code du travail et de la convention collective. La question des horaires de travail 3 a par exemple été au cœur des réactions des salarié-es qui subissaient une flexibilité des horaires avec des managers qui les appelaient d’un jour sur l’autre pour changer leur planning. Et par ailleurs les heures supplémentaires étaient non payées, les repos compensateurs et le nettoyage des vêtements de travail n’était pas pris en compte.
Le contact avec le syndicat s’est fait à travers un conseiller des salariés : Frédéric.
I., un autre salarié de Cogepart a reçu une convocation pour un entretien préalable au licenciement. Son oncle lui a conseillé de contacter Frédéric pour qu’il l’accompagne à son entretien préalable au licenciement. Après cette rencontre avec l’employeur qui fût très « violente », comme l’explique Frédéric, ce salarié lui a raconté qu’il y avait pleins de problèmes dans cette boîte. Le militant, lui a dit de réunir ses collègues entre lesquelles il y avait O., pour ensuite se voir en dehors de l’entreprise pour parler sur les possibilités d’action. Avec ce militant, conseiller des salariés et défenseur prudhommal, ils ont commencé à réaliser des dossiers prud’hommes ainsi que de voir les possibilités d’implantation syndicale dans l’entreprise. O. explique comment le fait d’aller aux Prud’hommes peut faire réagir l’employeur :
« Quand tu les mets au Prud’hommes, tu passes des sales moments, des sales moments dans le travail, on va toujours te surcharger on va toujours t’emmerder, on va te donner des ordres de merde, les congés tu vas les poser il ne va pas te donner les congés que tu veux… »
Les salariés qui souhaitent se syndiquer doivent faire très attention à leur emploi. Dans un premier temps, ils ont préféré se renseigner sur le syndicat tout en restant discret face au directeur. O. raconte comment ils ont rencontré Frédéric afin de s’organiser collectivement :
« […] d’urgence I. il a appelé Fred, c’est bon on peut tous se voir, […] on a commencé comme ça, Fred après on l’a rencontré on était 5 mais on devait être 10 au départ, on s’est retrouvé qu’à 5, dans les 5 il y avait une taupe qui est venue… »
En effet, un des salariés qui est venu au rendez vous a transmis des informations à l’employeur sous les ordres de ce dernier. Néanmoins, même si la direction était au courant, les salariés ont persisté dans leur volonté de se syndiquer…Du moins quelque uns. Un des salariés nous raconte comment dès qu’il est arrivé dans l’entreprise, « sur [son] portable [il avait] tous les Cogeparts ». Dès le début, il était en contact avec ses collègues par téléphone. Sachant que ces chauffeurs-livreurs n’ont pas un espace pour se retrouver et pouvoir échanger, ils communiquent majoritairement par téléphone ou se retrouvent en dehors du travail. Il n’y a pas de lieu ou de moments dans l’entreprise pour pouvoir échanger sur les conditions de travail et les droits à faire appliquer.
L’histoire ne se termine pas là, les travailleurs se sont organisés pour créer la section syndicale et se lancer pour avoir des élus DP. Ce ne fut pas une aventure facile. Cependant, ils ont réussi à obtenir des élections après huit mois de pression auprès de la direction.
Organiser des élections dans un contexte antisyndical…
La direction a été contrainte d’organiser des élections de délégués du personnel dans l’entreprise. Mais il a fallut développer tout une stratégie. Frédéric nous raconte « l’aventure » pour contrer cette posture antisyndicale développée par le directeur de Cogepart LAD 69. Une ligne qui selon Frédéric est donnée par le Gérant Jérôme Dor. Sachant que les salariés et le syndicat auraient pu dès le début mener la bataille pour reconnaître une Unité économique et sociale sur les entreprises du Rhône, gérées par la même personne et ayant une même activité, ils ont décidé de « commencer petit à petit » nous explique Frédéric :
« […] l’objectif c’est de protéger très vite les salariés pour ne pas qu’ils soient licenciés, donc c’est O. qui s’est mouillé le premier, qui a écrit un courrier appuyé par le syndicat pour dire « je vous demande d’organiser les élections, […] à partir du moment où la direction a reçu ce courrier, s’il est appuyé par un syndicat il devient salarié protégé. »
La direction est obligée d’organiser les élections dans les 15 jours suivant la réception du courrier en septembre 2014. Les jours passent et les salariés ne reçoivent pas de réponse. Le militant syndical qui les accompagnait, a décidé de saisir le tribunal d’instance à Marseille. Quelques jours avant le procès, leur avocate appelle Frédéric et lui dit « ok, on organise les élections, pensez vous maintenir le procès ? ».Une fois le procès annulé, le protocole électoral s’est négocié.
Mais ce n’était pas tout à fait gagné pour les salariés4 :« C’était compliqué le premier tour, on n’était pas déçus de notre engagement, on était déçus de la manière dont ils ont procédé, on s’est fait avoir parce qu’on ne connaît pas… »
Ils avaient négocié le protocole électoral5 mais la direction n’as pas respecté ses engagements : « on a signé un protocole et rien n’a été respecté ». L’employeur avait organisé les élections en dehors des règles électorales applicables :
Suite aux irrégularités, un des représentants du syndicat Solidaires envoie une lettre recommandée pour le gérant de Cogepart :
Le 20 mars se déroulait dans l’une de vos entreprises, Cogepart LAD 69 une élection de délégués du personnel. Cette élection s’est déroulée dans des conditions d’irrégularité sciemment organisé par votre directeur M. Halberda à qui vous avez apparemment délégué vos pouvoirs :
Aucun isoloir de prévu pour la confidentialité des votes
Aucune urne de prévu (un simple carton ouvert en lieu et place des deux urnes)
Une seule feuille d’émargement pour titulaire et suppléant
Notre scrutateur obligé de travailler la veille du scrutin jusqu’à deux heures du matin
21 votants mais seulement 19 voir 17 inscrits sur le PV
6 bulletins de vote disparus
16 votes SUD mais 14 seulement inscrits sur le PV
Aucun bureau de vote désigné
Et plus grave des pressions sur les salariés pour qu’ils n’aillent pas voter »
De façon délibérée, la direction n’as pas respecté le protocole et à volé des enveloppes pour ne pas voir le syndicat Sud s’implanter dans l’entreprise. De même elle a aussi donnée des consignes pour que le personnel ne vote pas au premier tour:
Même si les syndicalistes pouvaient demander l’annulation des élections, ils ont décidé d’attendre le résultat du deuxième tour, tout en étant attentifs au bon déroulement. Dans le cas où le deuxième tour leur soit défavorable, il leur restait la possibilité de faire annuler les élections en contestant toutes les anomalies qui avaient été constatées. Ils ont donc attendu le deuxième tour :
« Et au deuxième tour on les a fusillé, on avait une liste en face de nous […] on a gagné. »
La direction avait monté une liste d’opposition à celle de Sud avec des candidats à qui elle avait fait des promesses de promotion. Un de ceux qui étaient dans la liste concurrente allait devenir le supérieur hiérarchique des livreurs des courses de Carrefour, un nouveau marché que la société Cogepart LAD69 vient d’acquérir. Frédéric raconte qu’en effet il a été promut mais son salaire est resté le même. Malgré cette opposition à l’implantation syndicale, le travail syndical des salarié-es et leur détermination face aux manœuvres de leur direction a payé avec l’élection des candidats présentés par SUD qui sont actuellement Délégués du personnel.
Les salariés délégués du personnel racontent comment le fait d’avoir des élus a provoqué un changement dans l’attitude du directeur. Cette attitude est assez courante dans les entreprises : « Quand les salariés commencent à inverser le rapport de force parfois les patrons ils sont plus gentils»
Le fait de devenir représentant du personnel donne une certaine protection contre la répression des employeurs. Un licenciement d’un délégué du personnel est beaucoup plus compliquée puisque soumise à l’autorisation de l’Inspection du travail. Si le contrat de travail impose un lien de subordination avec l’employeur, ce dernier ne peut rien imposer au délégué du personnel, du fait de son statut. Le lien de subordination disparaît quand le syndicaliste est en délégation.
Cette expérience montre à l’évidence comment dans un contexte clairement antisyndical, la formation d’un syndicat peut se révéler une vraie bataille pour que les salariés puissent s’organiser collectivement et défendre leurs droits. Les entraves aux Institutions représentatives du personnel, extrêmement répandues dans le monde du travail, démontrent la nécessité d’une telle bataille.
Aujourd’hui grâce aux batailles menées par les syndicalistes de Cogepart, un Comité d’entreprise a été mis en place ainsi qu’un CHSCT. Peu à peu les salariés emportent des victoires aux prud’hommes et au sein de l’entreprise avec l’amélioration des conditions de travail.
Pour aller plus loin : Yon Karel. De quelques tactiques patronales d’entrave à l’action syndicale. L’exemple du commerce et services, Terrains de lutte, 5 mars 2014.
Article de presse : « Cogepart LAD 69 : les douloureuses conditions de travail des livreurs sous-traitant » Lyon Capitale février 2017
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1 http://www.cogepart.fr/implantation.html
2 Pour aller plus loin sur les parcours militants cf. Denis, Thibault, 2014.
3 Selon l’article L3123-21 du code du travail « Toute modification de la répartition de la durée
du travail entre les jours de la semaine ou les semaines du mois est notifiée au salarié sept
jours au moins avant la date à laquelle elle doit avoir lieu. »
4 Des élections CGT avaient été organisées en 2011, un parcours du combattant pour le
syndicat qui souhaite s’implanter pour faire reconnaître les droits des salariés. Pour connaître
l’histoire des élections de délégués du personnel de la CGT voir « Non sans mal… des DP CGT
à « Cogepart-coursier de Lyon », Infos locales, 8 juin 2012. Site : ulcgtlyon36.org
5 Un protocole électoral est un accord conclu entre l’employeur et une ou plusieurs organisa-
tions syndicales pour définir les modalités dont vont se dérouler les élections.