Demain, le travail 7èmes rencontre de Santé et travail, palais du Luxembourg

Question à Émilie Counil, épidémiologiste, enseignante-chercheuse à  l’EHESP, site de Saint-Denis, et vous avez été directrice du Giscop 93, un groupement d’intérêt scientifique visant à rendre plus visibles les cancers professionnels. La précarité a toujours été un obstacle de plus à la reconnaissance des cancers professionnels, mais aussi à une meilleure prévention des expositions, qu’il s’agisse de celles à des produits toxiques, ou à d’autres formes de travail délétères, comme le travail de nuit qui a été classé probablement cancérogène par le Circ. Comment voyez-vous  l’évolution de la prévention des risques professionnels, avec une  Ubérisation généralisée du monde du travail ? Quels garde-fous faudrait-il imaginer ?

Réponse : Tout d’abord je dois préciser que les épidémiologistes ne sont de manière générale, pas très forts en matière de prévision. Surtout lorsque nous nous intéressons aux risques différés (tels que ceux des expositions cancérogènes), nous étudions généralement les effets présents de  situations passées, même si ces dernières peuvent perdurer. De plus, nous avons tendance à nous focaliser sur les conséquences négatives du travail pour la santé. Je ne ferai aujourd’hui pas exception sur ces deux points.

Vous faites référence à l’Uberisation du monde du travail, et à ses  conséquences en termes de prévention. Cette tendance s’inscrit dans ce que l’OIT appelle le développement des formes atypiques d’emploi. Avant de  répondre à votre question, je dois commencer par dire que pour de nombreux acteurs de la SST, la réforme en cours du Code du travail par ordonnances signe un désengagement de la prévention, en même temps qu’un accès probablement encore plus limité à la réparation financière des atteintes à la santé liées au travail et aux autres formes de compensation
qui étaient prévues avec la mise en place du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P). Or en France comme dans la plupart des pays du monde, les lois qui réglementent le travail s’appliquent en premier lieu aux relations d’emploi dites « typique» : emploi continu, à plein temps et s’inscrivant dans une relation directe de subordination entre employeur et salarié. Ce n’est bien sûr pas parce que la loi existe qu’elle est appliquée, comme en attestent par exemple les difficultés rencontrées par de nombreux salariés pour obtenir la fameuse attestation d’exposition à des  ACD, supprimée en 2012. Mais elle constitue néanmoins un garde-fou, pour reprendre l’expression, et une voie de recours pour les salariés en cas de litige. L’érosion des droits des travailleurs en quelque sorte les plus protégés (bénéficiant d’une forme d’emploi « typique ») doit donc nous alerter d’autant plus sur les dangers en matière de SST du recours croissant à d’autres formes d’emploi regroupées sous le terme d’« emploi atypique ».

Ces formes atypiques d’emploi sont parfois anciennes (telles que le travail temporaire; le travail à temps partiel; le travail intérimaire et les autres  relations d’emploi multipartites, dont la sous- traitance). Elles font  également l’objet en France d’obligations de la part de l’employeur en  matière de santé et de sécurité. Il est toutefois bien connu que ces formes  d’emploi sont associées à des difficultés plus importantes de mise en œuvre des mesures de prévention et un accès très limité à la  réparation (difficulté à construire une expérience du risque toxique, rapport individualisé au   travail, droits de représentation et d’expression limités ou inexistants…). C’est un des enseignements de l’enquête conduite par le Giscop93 auprès de patients atteints de cancer en SSD. Au de-là des risques pour les  travailleurs, le recours à ces formes d’organisation du travail pose  également la question des risques technologiques majeures et des liens, plus étroit qu’on ne le dit, entre santé au travail et santé environnementale. La toute récente condamnation pénale du PDG de la société Grand-Paroisse repose par exemple sur la reconnaissance des liens entre le recours à la  sous-traitance et la création des conditions de possibilité de l’accident industriel d’AZF. Il y a donc une nécessité sans cesse renouvelée d’améliorer la traçabilité des expositions et la prévention des risques professionnels parmi ces travailleurs « nomades », qui supportent souvent les plus lourdes  expositions, dont les travailleurs détachés composent également une part  croissante au sein de l’UE.

S’agissant des formes plus nouvelles d’emploi atypique, telles que l’auto- entreprenariat et l’Ubérisation (impliquant le travail sur appel par l’intermédiaire d’applications mobiles) que l’OIT qualifie de relations de travail déguisées et d’emploi économiquement dépendant, nous manquons encore de recul, et de données. Cependant il est tentant de projeter les  conséquences du recours croissant à ces formes d’emploi en matière de SST  dans la mesure où de fait ces travailleurs bénéficient d’une moindre  protection sociale, témoignent de la nécessité de pratiquer des horaires étendus et flexibles pour arriver à joindre les deux bouts – ce qui n’est  d’ores et déjà pas sans conséquence pour leur sécurité et plus largement la  sécurité routière pour ce qui est des chauffeurs UBER- et se concentrent  dans les populations les plus défavorisées en matière d’accès à un travail décent, qui ne font donc pas forcément un choix en s’engageant dans ce  type d’emploi : femmes, jeunes (surtout des quartiers populaires et issus de l’immigration), et migrants.

Régulièrement associé à la notion de précarité de l’emploi, d’insécurité des  parcours et de travailleur pauvre, ces formes relativement nouvelles  d’emploi font néanmoins échos à des formes parfois très anciennes d’exploitation, telles que le travail à la tâche qui était prépondérant  dans divers secteurs au XIXème siècle. Elles illustrent également le chantage  récurrent qui consiste à opposer accès à l’emploi ou conservation de  l’emploi et amélioration des conditions de travail, avec comme toile de fond le chômage de masse et la crise économique. Elles posent la question d’un accroissement programmé des inégalités sociales en matière de conditions  de travail et de santé. En effet, malgré la progression régulière de  l’espérance de vie à 35 ans en France, celle des ouvriers est restée durablement très inférieure à celle des cadres au cours des 40 dernières  années (-6,4 ans chez les hommes et -3,2 ans chez les femmes au début des  années 2010). En 2010 toujours, le ratio des prévalences d’expositions à au moins 1 pénibilité (parmi les 10 prévues par le C3P) entre ouvriers et cadres était de 6, il atteignait la valeur de 52 pour l’exposition à au moins 3 pénibilités, et de 24 pour l’exposition à des ACD. Et tout cela dans un contexte de droit du travail considéré par la plupart des autres pays comme globalement protecteur, certes marqué depuis les années 70 et plus encore à partir de 1990 par le recours croissant à la sous-traitance et l’intérim. Qu’en serait-il alors si le recours à l’emploi instable et l’insécurité des parcours  sous ses différentes formes devenaient progressivement la norme ? Et  lorsque les dernières obligations en matière d’information sur les expositions à certaines pénibilités, telles que les ACD, auront disparu ?

Il n’est pas certain d’ailleurs que notre appareil statistique national nous  permettra de suivre ces évolutions, déjà documentées de manière très  partielle seulement. Les données disponibles ne permettent en effet pas d’étudier finement les différences d’exposition, de morbidité et de  mortalité en fonction de la distribution des types d’emplois, typiques ou atypiques de différentes sortes, au sein des parcours professionnels, et des conditions de travail qui y sont associées. Toutefois, de plus en plus de travaux s’intéressent depuis la fin des années 90 aux conséquences pour la santé des processus de précarisation des parcours professionnels et ont montré des indicateurs de santé globalement dégradés pour un nombre croissant d’affections chroniques. D’où la nécessité d’être en capacité de suivre ces évolutions dans le temps long, au fil des parcours de vie.

Vous me posez la question des garde-fous à imaginer, bien des acteurs de la prévention et groupes sociaux actuellement mobilisés sur ces questions  proposent dores et déjà des mesures en ce sens, notamment l’extension du  CHSCT (ou d’une instance remplissant des missions équivalente avec des moyens ad hoc) à tous les travailleurs au lieu de sa dissolution, le retour au C3P, ou encore la création d’un statut intermédiaire pour les travailleurs économiquement dépendants, garantissant un revenu stable et suffisant, une protection sociale, le droit de se syndiquer et de négocier  collectivement et une protection contre les risques professionnels.

De mon point de vue de chercheuse en santé publique, je suis quant à moi  frappée par la contradiction croissante entre les objectifs affichés par les grands plans de santé publique, tels que le plan cancer 3 (2014-2019) et de santé au travail 3 (2016-2020) et les réformes en cours, y compris en termes de facilitation du recours à ces formes atypiques d’emploi, dont le  développement des plateformes numériques de type UBER et Deliveroo est devenu emblématique, mais pourrait rapidement s’étendre à d’autres domaines d’activité (cf. exercice de prospective de Michel Héry).

En effet, pour ne citer que lui, le plan cancer 3 réaffirme la priorité donnée à  la prévention primaire des cancers. On peut notamment y lire que (p85) :


Ou encore (p99) :


Ce qui correspond aux objectifs déclinés ensuite dans le plan (objectifs 12.1 à 12.4).

Autant d’objectifs que la suppression des derniers outils réglementaires de  traçabilité des expositions aux ACD et de suivi médical individuel (comme le pointait Dominique Huez dans son intervention) ne devraient pas permettre d’atteindre dans un avenir proche comme lointain.

A moins que d’autres formes de production de connaissances ne  s’organisent, se fondant notamment sur la connaissance du travail réel. Pour n’en citer que quelques-uns : Système d’Information Concret de l’APCME (bassin de Fos-sur-Mer), dispositif d’enquête des Giscop93 (SSD)
et 84, projet Escales avec les travailleurs portuaires de Nantes-Saint- Nazaire, et peut-être d’autres initiatives européennes dont Laurent Vogel vous parlerait mieux que moi… Projets certes modestes par les moyens qui leur sont alloués, mais porteurs d’informations utiles tant à la prévention qu’à la réparation.