Présentation du numéro 19 de la revue PISTES, Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé : « Mal aux pattes à en pleurer » : penser les articulations entre santé physique et santé mentale au travail, paru en janvier 2017 – en ligne.
Jedlicki Fanny, Legrand Emilie, enseignantes-chercheures en sociologie à l’université du Havre.
Depuis une quinzaine d’années, la santé au travail connait un destin public ascendant, dans diverses arènes. Par le prisme des conditions de travail et des risques professionnels, elle intéresse d’abord les acteurs du monde du travail, ainsi que les sphères législatives et institutionnelles. Sous l’action de rapports de force et avec l’impulsion de l’Union Européenne, la législation française autour de la santé au travail se structure, particulièrement depuis les années 1970, de façon croissante ; des institutions centrales ont vu le jour comme l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) en 1973 ou encore les CHSCT consécutifs des lois Auroux de 1982, sans parler de l’INRS (Institut National de Recherche et de Sécurité) qui succède en 1968 à l’INS (Institut National de Sécurité, créé en 1947) ; plus récemment, des plans nationaux « santé travail » ont été élaborés (2005-2009 ; 2010-2014 ; 2016-2020) et un cadre législatif a été défini, donnant obligation à l’employeur en matière de préservation de la sécurité et de la santé des travailleurs (faute inexcusable de l’employeur).
La santé au travail intéresse en outre le milieu académique qui multiplie les publications sur cet objet souvent au départ pour dénoncer l’opacité des liens entre santé et travail. Cette dynamique de recherche est favorisée par des financements fléchés (en particulier ceux de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail)) et la structuration de réseaux de recherche, à l’exemple du Dim Gestes en Ile-de-France ou encore du laboratoire d’ergonomie puis de psychologie du travail et de l’action au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers).
Le monde syndical aussi se préoccupe des enjeux de santé au travail. Sans délaisser les problématiques classiques portant sur les enjeux d’emploi, certaines branches syndicales s’engagent activement en faveur de la santé au travail, ce dont le bulletin « Et voilà » témoigne.
Cet intérêt contemporain grandissant, alors que les problèmes de santé au travail sont très anciens, a incontestablement partie liée avec certains scandales sanitaires (amiante, suicides…) de la fin des années 1990 et 2000, tandis que les dernières données épidémiologiques (accidents du travail et maladies professionnelles) et les résultats de grandes enquêtes (Dares ; Fondation Dublin) suggèrent une dégradation globale des conditions de travail et d’emploi en France. Ce, sans être exhaustives, en raison d’une intensification du travail, de la prédominance d’objectifs de rentabilité plutôt que de qualité dans un marché mondialisé, du développement de mesures gestionnaires et de nouveaux modes de management favorisant la concurrence et l’individualité…
Les effets du travail sur la santé se manifestent aussi bien au niveau physique (incarnés par les troubles musculo-squelettiques (TMS)) que psychique (conséquence de ce que l’on regroupe souvent sous le terme des risques psychosociaux). Mais les liens entre santé physique et santé mentale restent largement ignorés, dans les sphères législatives, académiques, syndicales, voire médicales, en dépit d’une tendance à lier de façon évidente et naturelle corps et esprit au motif que l’ensemble formerait un tout, ne nécessitant donc pas de s’y pencher… Plus encore, à regarder de près la littérature sur la santé au travail ou encore les actes de prévention sur le terrain (voir par exemple le DU (Document Unique) des entreprises), troubles et risques, physiques et mentaux, ont tendance à être rigoureusement segmentés. Et cette partition du corps et de l’âme, semble, dans les représentations, y compris des travailleurs eux-mêmes, suivre la division sociale du travail : aux activités manuelles, socialement considérées comme les moins nobles, les risques et troubles physiques ; aux activités intellectuelles, envisagées comme les plus prestigieuses, les troubles psychiques.
En proposant un numéro spécial de Pistes – Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé – (intitulé « Mal aux pattes à en pleurer » : penser les articulations entre santé physique et santé mentale au travail) consacré à cette question, nous souhaitions autant que faire se peut interroger cette évidence et s’affranchir de cette approche dichotomique de l’homo faber, en questionnant les articulations comme les césures entre santé mentale et santé physique au travail. D’emblée nous avons opté pour une approche mêlant les milieux académique et institutionnel pour tenter de saisir théoriquement comme pratiquement la question des liens et de leurs impensés entre corps et esprit, le tout dans une approche pluridisciplinaire nécessaire pour agir dessus favorablement, ainsi qu’en témoignent les entretiens menés avec Catherine Teiger (ergonome) et Mickaël Prieux (inspecteur du travail). Ainsi chacun des articles qui composent ce numéro 19 de Pistes apporte un point de vue complémentaire, permettant de mieux saisir l’imbrication des enjeux physiques et mentaux au travail et les logiques conduisant à les lier ou les délier.
Outres les deux grands entretiens rappelant l’importance des connexions interdisciplinaires et interprofessionnelles, auxquelles nous avons souhaité faire la part belle dans cette publication, le numéro est composé de cinq articles académiques d’horizons disciplinaires divers (médecine, sociologie et psychologie).
Après une introduction (Jedlicki & Legrand) dressant un bref état des lieux de la santé au travail en France sur les plans scientifique comme législatif, puis explicitant la problématique de ce numéro, celui-ci s’ouvre sur un article de Philippe Davezies (enseignant-chercheur en médecine et santé au travail) intitulé « Souffrance au travail et enjeux de santé : le rôle charnière de l’inflammation et du stress antioxydant ». A partir de l’étude de cas d’une salariée exposée au stress psychosocial et à de fortes contraintes posturales, l’auteur met en évidence leurs implications dans le développement de troubles physiques (hypertension artérielle et TMS) et psychiques. Il établit alors un lien (biologique), généralement ignoré, entre stress oxydant et inflammation, à l’origine de ces deux types de troubles, faisant du corps le lieu où s’exprime physiquement une souffrance éprouvée également moralement. L’analyse qui est proposée parvient à tenir ensemble à la fois les caractéristiques sociales de la salariée, ses conditions de travail et d’emploi et les éléments proprement biologiques et médicaux de ses souffrances, en en montrant les interconnexions : elle est profondément novatrice et éclairante sur le sujet qui nous intéresse.
C’est ensuite le cas des ingénieurs de grandes entreprises des secteurs automobile, aéronautique et de l’énergie qui est examiné par Lucie Goussard (sociologue), dont le titre de l’article est évocateur de la démonstration de l’auteure : « Travailler au péril de sa santé. Censure et autocensure des ingénieurs à l’égard des pénibilités de leur travail ». Elle montre en effet que ces travailleurs hautement qualifiés, au nom de leur engagement, voire de leur dévouement dans leur métier, et de la nécessité qu’ils éprouvent à toujours être à la hauteur afin d’éviter tout déclassement (réel ou symbolique), ignorent (ou feignent de le faire) les effets du travail sur leur santé, qui se manifestent pourtant aux plans physique comme mental. Ces contraintes ne sont visibles que lorsque leurs limites sont atteintes et que les maux empêchent le maintien en activité. L’auteure montre que cette endurance à tout prix dont les ingénieurs font preuve et cette invisibilité des pénibilités de leur travail résulte d’une part de leur socialisation scolaire et professionnelle à un univers hautement compétitif et d’autre part de la qualité perçue de leurs conditions d’emploi, redoublée par un discours hiérarchique culpabilisant. Par ailleurs, ces travailleurs tendent à mettre leur corps et ses manifestations physiques à distance, car celui-ci leur sert de support à des performances vécues et valorisées sur un mode strictement intellectuel.
La proposition de Fanny Vincent (sociologue), « Penser sa santé en travaillant en 12 heures. Les soignantes de l’hôpital public entre acceptation et refus », invite à prendre en compte un autre élément favorisant l’acceptation des contraintes du travail sur la santé : la famille. En étudiant des aides-soignantes et infirmières de l’hôpital public travaillant en 12 heures, l’auteure révèle que l’acceptabilité des effets négatifs du travail qu’une telle organisation peut avoir sur la santé sera d’autant plus grande qu’elle permet d’allouer davantage de temps à sa vie familiale. Les contraintes du travail peuvent ainsi être compensées par des bénéfices dans la sphère privée. A contrario, ces mêmes conditions de travail sont refusées et jugées insoutenables quand les soignantes ne voient plus de bénéfices pour leur vie privée ou que les effets sur la santé sont tels qu’ils entravent aussi le temps hors travail. L’auteure montre par ailleurs que les atteintes physiques et mentales ne peuvent être envisagées de façon disjointe, les deux s’entremêlant en permanence. Pourtant se manifeste une certaine tendance à sous- évaluer la charge mentale de la profession et ses effets sur la santé (au nom, comme les ingénieurs, de la vocation), là encore par les travailleuses elles-mêmes, même si dans ce type de métier, la charge physique est davantage perçue.
Le quatrième papier, co-écrit par Jean-Yves Blum (sociologue) et Marie Pascual (médecin du travail), s’intitule « La difficile reconnaissance du caractère professionnel des atteintes à la santé mentale. Retour sur une action d’accompagnement des salariés dans les démarches de déclarations d’accidents du travail et de maladies professionnelles ». Cet article apporte un éclairage sur la portée d’une avancée législative récente : celle de la prise en compte des risques psychosociaux dans la jurisprudence, qui peuvent désormais être reconnus en maladies professionnelles ou en accidents du travail. En dressant un bilan de l’action menée auprès de salariés dans le cadre d’une consultation « Souffrance au travail » en Ile-de-France, les auteurs montrent qu’en dépit de cette législation plus favorable, les risques et troubles relevant de la santé mentale restent beaucoup moins déclarés que ceux relevant de la santé physique et qu’ils peinent, de surcroît, à être reconnus. Cela tient premièrement aux spécificités de ces risques, qui, plus que tout autre tendent à être renvoyés à des « fragilités personnelles » et non aux effets du travail ; elle s’explique deuxièmement par la complexité des démarches administratives particulièrement décourageantes ; et enfin au manque de ressources compétentes sur lesquelles pourraient s’appuyer les salariés « en souffrance », pour s’y engager. Sans oublier que se lancer dans une telle procédure, si elle échoue ou n’arrive pas à son terme, amplifie la souffrance morale de ces salariés qui peuvent donc d’une certaine manière se protéger en ne le faisant pas.
Le dernier article est écrit par Dominique Lhuilier (psychologue du travail), et s’intitule : « Quelle reconnaissance des vulnérabilités au travail ? Synthèse de travaux empiriques ». L’auteure s’y intéresse à ceux qui sont, physiquement comme psychiquement, éprouvés, donc vulnérables : les travailleurs atteints de maladie chronique. C’est dans cet interstice que l’auteure met en exergue les limites d’une organisation néolibérale du travail et d’une société toute entière vouant un culte à la performance individuelle, à l’autonomie personnelle et à la compétitivité qui s’appuient de facto sur la bonne santé des individus. En prenant appui sur ses travaux auprès de travailleurs malades, la chercheure montre que ceux-ci engagent des rapports au travail soulignant encore plus l’inadaptation des normes contemporaines dominantes, tout en les amenant à puiser d’autres ressources utiles et compatibles à un meilleur rapport au travail. Elle nous invite finalement à prendre exemple sur ces travailleurs fragiles pour repenser nos dangereux rapports au travail et à ses évolutions.
Le dossier s’achève sur les deux entretiens déjà évoqués. C’est d’abord Catherine Teiger, l’une des pionnières de l’ergonomie française, qui a répondu à nos questions pour nous raconter de l’intérieur, à partir de son vécu et de son expérience, souvent engagée, l’histoire de sa discipline en France et celle de son parcours. Par-delà les précieux détails et anecdotes qu’elle nous livre, on retient l’importance d’approches interdisciplinaires, voire interprofessionnelles, en santé au travail malgré les difficultés à les mettre en pratique. C’est ensuite Mickael Prieux, inspecteur du travail, qui s’est livré à l’interview. Il explique comment l’évolution de la jurisprudence depuis les années 2000 favorise les actions de l’inspection du travail tant sur le plan de la santé mentale que de la santé physique, tout en soulignant la persistance de certains obstacles législatifs (tels que les accords Qualité de vie au travail), les réticences de certains employeurs voire parfois de responsables syndicaux ou encore la complexité à engager des actions en synergie avec d’autres acteurs institutionnels, pourtant nécessaires.
Avec ce numéro de Pistes, nous avions pour objectif de discuter des liens, de leur articulation, superposition, perméabilité, entre corps et esprit, autrement dit ici entre santé psychique et santé physique au travail. Si l’objectif nous semble atteint, nous avons retenu une conclusion principale, au-delà de l’apport en connaissances lié à chacune des contributions qui transcende cet objectif transversal, que nous reprenons dans cette présentation : tout se passe comme si, lorsque le travail vient mettre en danger la santé, le corps venait parfois exprimer ce que l’esprit ne pouvait concevoir, voir ou dire, comme si la mise en visibilité des maux du travail passait toujours par leur manifestation physique. Ou pour dire les choses plus trivialement, il faut sans doute attendre que « le corps trinque » pour prendre la mesure des dilemmes irrésolubles rencontrés dans le travail, selon l’expression d’Y. Clot. La question centrale n’est certainement pas celle de la responsabilité première des troubles, entre corps et esprit, à la manière du « paradoxe de l’œuf et de la poule », mais plutôt la nécessité de faire reconnaître les effets, conjugués parfois ou non, du travail dans la globalité de l’être humain.