Thomas Coutrot, DARES
L’enquête Risque psycho-sociaux (RPS) 2016 est la concrétisation des recommandations du Collège d’expertise sur le suivi statistique sur les risques psycho-sociaux au travail (rapport Gollac 2011). Cette enquête s’articule avec l’enquête Conditions de travail (CT) : tous les trois ans, en alternance, aura lieu l’une ou l’autre de ces enquêtes. L’interrogation se fera en panel pendant 9 ans au minimum.
L’enquête Conditions de travail et risques psychosociaux 2016 s’inscrit dans la suite des enquêtes Conditions de travail menées depuis 1978 en France (Amélie Mauroux, Marilyne Beque, « Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? »,
Dares Analyses N° 082, décembre 2017). Elle a porté sur 21 000 répondants représentatifs de 22,8 millions de salarié·e·s, interrogé·e·s en face à face entre octobre 2015 et juin 2016.
Le tournant des années 2010 – l’après-crise financière – avait vu une accélération des changements organisationnels et des restructurations, qui a impliqué une hausse des contraintes de rythme de travail ainsi qu’un recul de l’autonomie et des marges de manœuvre des salarié·e·s. Cette fois l’enquête montre que le rythme des changements s’est quelque peu ralenti : la part des salarié·e·s ayant vécu au cours des 12 derniers mois au moins un changement important de leur environnement de travail a reculé de 43% à 41%. De ce fait l’intensité du travail, en hausse entre 2005 et 2013, s’est stabilisée depuis, à un niveau certes élevé. En même temps on observe quand même un nouveau renforcement des normes et des procédures ainsi qu’une baisse de l’autonomie des salariés, surtout pour les catégories les moins qualifiées. L’évolution la plus marquée est le recul du nombre de salarié·e·s signalant des comportements hostiles (harcèlement au travail).
Stabilisation des contraintes de rythme de travail
Après l’augmentation observée entre 2005 et 2013, l’exposition aux contraintes de rythme de travail s’est stabilisée à un niveau élevé : en 2016 comme en 2013, 35% des salarié·e·s subissaient au moins trois contraintes de rythme de travail (parmi sept). Les « normes de production à satisfaire en une journée au plus » sont la seule contrainte de rythme à s’accroître, concernant 46% des salarié·e·s en 2013 contre 48% en 2016. De même, les procédures de qualité sont plus répandues en 2016 (46%) qu’en 2013 (43%).
Les contraintes de vigilance continuent de s’accroître : en 2016, 43% des salarié·e·s déclarent ne pas pouvoir quitter leur travail des yeux, soit 4 points de plus qu’en 2013. Le travail dans l’urgence est également de plus en plus fréquent, et ce particulièrement pour les femmes. Elles sont plus nombreuses à « devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre plus urgente » : 68% en 2016 contre 65% en 2013.
La stabilisation des réorganisations s’accompagne d’une réduction de la charge mentale. En 2016, 44% des salariés déclarent « devoir penser à trop de choses à la fois » contre 49% en 2013. Les femmes sont plus nombreuses dans ce cas (47% contre 40% des hommes), même à catégorie socioprofessionnelle identique. Enfin, 31% des salarié·e·s déclarent « travailler sous pression », alors qu’ils étaient 36% en 2013. Cette baisse est particulièrement importante chez les cadres : 43% en 2016 contre 51% en 2013.
Des marges de manœuvre en recul
Parallèlement à la montée des normes et standards, l’autonomie et les marges de manœuvre des salarié·e·s ont poursuivi le déclin entamé depuis 1998, pour toutes les catégories socio-professionnelles. Les salarié·e·s sont de moins en moins nombreux à « choisir eux-mêmes la façon d’atteindre les objectifs fixés » et à « ne pas avoir de délais ou à pouvoir faire varier les délais fixés». À catégorie socioprofessionnelle identique, les femmes continuent à avoir moins de latitude pour organiser leur travail que les hommes.
Le travail tend à devenir plus répétitif : en 2016 43% des salarié·e·s déclarent « répéter continuellement une même série de gestes ou d’opérations » contre 27% en 2005 et 41% en 2013. Néanmoins, de plus en plus de salarié·e·s déclarent que leur travail leur permet « d’apprendre des choses nouvelles » : 80% en 2016 contre 77% en 2013.
Des horaires un peu moins contraignants
Les contraintes horaires sont stables sur la période, voire en légère amélioration : en 2016, les salarié·e·s sont un peu moins nombreux qu’en 2013 à ne pas disposer de 48 heures de repos par semaine, à ne pas connaître leurs horaires du mois à venir, ou encore à ne pas pouvoir s’arranger avec leurs collègues.
Peu de changement également pour le travail du samedi, du dimanche ou de nuit. Ces horaires de travail atypiques sont plus fréquents chez les employé·e·s du commerce : 62% travaillent le samedi et 45% le dimanche. C’est toutefois 2 points de moins qu’en 2013, malgré la loi Macron de 2015 qui a élargi les possibilités d’ouverture des commerces le dimanche dans les zones touristiques.
Un soutien social toujours fort
Après une hausse entre 2005 et 2013, les tensions dans les rapports avec les collègues (21 % des salarié·e·s concerné·e·s) ou le supérieur hiérarchique (26%) se sont stabilisées entre 2013 et 2016. Les collectifs informels de travail résistent : la grande majorité (plus de 80 %) des salarié·e·s signalent disposer de possibilités d’entraide et de coopération dans leur travail, et ce soutien progresse même un peu entre 2013 et 2016 : les salarié·e·s disent un peu plus souvent être aidé par les collègues ou le supérieur hiérarchique en cas de travail délicat, ou avoir la possibilité de coopérer pour faire correctement leur travail. Le sentiment de reconnaissance s’est amélioré : les salarié·e·s étaient moins nombreux·ses en 2016 (24%) qu’en 2013 (29%) à estimer que leur travail n’est « pas reconnu à sa juste valeur ».
Des violences morales en recul
L’évolution la plus marquante concerne les situations de violence morale, qui demeurent très fréquentes mais connaissent un net recul : en 2016, 30% des salarié·e·s, contre 37% en 2013, disent avoir subi au moins un comportement hostile dans leur travail au cours des 12 derniers mois (être la cible de propos blessants, être ridiculisé en public ou ignoré, voir son travail injustement critiqué ou saboté, devoir effectuer des tâches inutiles ou dégradantes, subir des propositions à caractère sexuel, etc.). Comme en 2013, les femmes signalent plus souvent (31%) que les hommes (28%) avoir subi au moins un comportement hostile au cours des 12 derniers mois.
Plus précisément, en 2016, 22% des salarié·e·s (contre 28% en 2013) signalent avoir été la cible de comportements méprisants au travail, 22% (- 4 points) d’un déni de reconnaissance de leur travail et 5% (- 2 points) d’atteintes dégradantes, ces trois formes de comportements hostiles n’étant pas exclusives les unes des autres.
Cette baisse peut être mise en relation avec le ralentissement des changements organisationnels, car on a observé que les situations de harcèlement étaient souvent corrélées à un rythme élevé de changements imposés. Mais elle traduit aussi certainement une prise de conscience du management, qui a multiplié les dispositifs de signalement de salarié·e·s en difficulté et de soutien psychologique, sans toutefois modifier l’organisation du travail dans un sens plus participatif.
Des exigences émotionnelles importantes pour les femmes
De plus en plus de salarié·e·s déclarent être en contact avec le public : 73% en 2016 contre 62% en 1998. Ce contact engendre souvent de l’intensité émotionnelle au travail : 46% des salarié·e·s en contact avec le public déclarent côtoyer « des personnes en situation de détresse » et 54% disent devoir « calmer des gens ». La proportion de salarié·e·s disant « vivre des tensions avec le public » demeure stable mais élevée (32%), tandis que 10 % des salariés sont toujours soumis à des conflits éthiques : ils estiment « devoir faire toujours ou souvent des choses qu’ils désapprouvent ». Les salarié·e·s, enfin, signalaient moins souvent « devoir cacher leurs émotions », ce qui concerne surtout les femmes (31 % contre 19 % des hommes).
Des contraintes physiques toujours présentes
En 2016, les expositions aux contraintes et risques physiques se stabilisent pour toutes les catégories socioprofessionnelles, les ouvriers·ères restant de très loin les plus exposé·e·s à ces contraintes, avec les employé·e·s de commerce et de service. 34% des salarié·e·s (mais 60 % des ouvriers) demeurent soumis·e·s à au moins trois contraintes physiques, et 18% (37 % des ouvriers·ères) à un bruit intense qui les gêne pour entendre une personne située à 3 mètres.
Enfin, 29% des salarié·e·s déclarent être en contact avec des produits dangereux, soit 2 points de moins qu’en 2013. Peu de cadres (13%) sont concerné·e·s, mais 54% des ouvriers·ères non qualifié·e·s, avec une hausse de 3 points pour cette catégorie, ce qui traduit une hausse des inégalités, déjà très fortes, en matière d’expositions au risque chimique.
Un·e salarié·e sur trois heureux au travail
L’enquête CT-RPS 2016 permet aussi de dessiner un paysage d’ensemble des risques psychosociaux à l’aide d’une typologie des situations de travail, qui permet de mieux mesurer la diversité de ces risques (Thomas Coutrot, « Travail et bien-être psychologique », Documents d’études Dares, n° 217, mars 2018). Il ne faut d’abord pas oublier que la première situation de travail est bien évidemment… le chômage. Selon « l’enquête emploi » de l’Insee, en 2015 2,8 millions de personnes étaient au chômage, et 1,4 million dans le « halo autour du chômage » : elles souhaitaient travailler mais, souvent découragées, n’ont pas recherché activement d’emploi au cours du mois précédant l’enquête. Le chômage et son halo représentent 14% de la population active occupée : ouvriers·ères, employées, immigré·e·s et leurs descendant·e·s s’y sont fortement sur-représenté·e·s. On sait que du fait de l’insécurité et du sentiment de dévalorisation sociale qu’il engendre, le chômage est un facteur majeur de souffrance mentale, de dépression et de suicide.
Mais tous les salarié·e·s ne sont pas à plaindre. Ainsi pour 35% d’entre eux, le travail est une source d’épanouissement, raison pour laquelle je les ai qualifiés de « satisfaits ». Ils ont pour la plupart à la fois l’occasion de « développer leurs compétences professionnelles », de recevoir « le respect et l’estime que mérite leur travail », de « faire des choses qui leur plaisent » et qui sont « utiles aux autres », de ressentir la « fierté du travail bien fait » et « l’impression de faire partie d’une équipe », tout en ne craignant pas « pour leur emploi dans l’année à venir » (Ces sept items ont été sélectionnés parmi 200 questions de l’enquête pour constituer la typologie ici présentée). Les « satisfaits » sont, plus souvent que la moyenne, des hommes plutôt d’âge mûr, des ingénieurs et cadres ou des fonctionnaires. Ils vont logiquement bien, voire très bien : 60% d’entre eux ont un score de bien-être élevé, contre 46% pour l’ensemble ; 4% seulement présentent un symptôme dépressif, bien moins que la moyenne (qui est de 10%).
Quatre profils d’atteintes psychosociales
Pour les quatre autres profils, le travail est moins bénéfique pour la santé mentale. 16% des salarié·e·s – je les ai appelé·e·s les « invisibles » – ont le sentiment d’un travail bien fait et utile, mais manquent de reconnaissance et n’ont que rarement la possibilité de développer leurs compétences. Ces actives sont plus âgées que la moyenne, travaillent plus souvent dans de petits établissements. Les métiers les plus concernés sont les assistantes maternelles, les coiffeuses, les employées de maison, les aides à domicile, mais aussi – côté plutôt masculin – les ouvriers de l‘artisanat, les agriculteurs et les artisans indépendants (bouchers-charcutiers, patrons de restaurants…). Leur travail est plus pénible physiquement et le soutien des chefs et des collègues leur manque assez souvent. Cependant les aspects positifs et négatifs de leur travail se compensent : globalement les « invisibles » ne se portent pas plus mal que la moyenne, puisque 45% d’entre elles ont un bien-être élevé et 11% présentent un symptôme dépressif.
13% des salarié·e·s – dites « insécurisées » – signalent être reconnu·e·s dans leur travail mais avoir des craintes pour leur emploi. Ce sont plus souvent des femmes, d’âge moyen, en CDD-intérim. Elles vivent des changements imprévisibles, leur travail est souvent répétitif et émaillé de tensions avec leurs supérieurs. Les métiers typiques de cette classe sont des métiers ouvriers (de la mécanique, du bâtiment, du textile, du bois…), les professionnel·le·s des arts et spectacles ou les dirigeant·e·s d’hôtels et restaurants. Ces personnes ne vont pas très bien : 40% seulement ont un bien-être élevé, 13% sont dépressives.
Les « empêchés » (15% des salarié·e·s) n’éprouvent que « parfois » ou « jamais » la fierté du travail bien fait, et jugent rarement leur travail utile aux autres ou source de plaisir. Ce sont particulièrement des cadres du secteur public, des professionnel·le·s de l’action sociale, des enseignant·e·s, des policiers, des infirmières, mais aussi des cadres des banques. Ils ne sont que 29% à signaler un bien-être psychologique élevé, et 15% ont un symptôme dépressif.
Enfin les « accablés » (7% des salarié·e·s) cumulent des conditions physiques, organisationnelles et psychiques désastreuses dans leur travail. Les professions les plus touchées sont des métiers ouvriers (industries graphiques, mécanique, bois, manutention), mais aussi des métiers du tertiaire comme les caissières et employé·e·s de libre-service, les employé·e·s administratifs d’entreprise, les agent·e·s de gardiennage…. Leur santé mentale est dans l’ensemble catastrophique ; seulement 23% d’entre eux vont très bien tandis que 27% présentent un symptôme dépressif.
Au total, selon cette analyse qui inclut les chômeurs, le (non-)travail contribue au bonheur pour 35% des actifs, il est neutre pour 16% et négatif pour 49%. Si les cadres sont sur-représentés parmi les « satisfaits », ils n’appartiennent pas tous à ce groupe, loin de là. 19% d’entre eux se trouvent parmi les « empêchés » et même 5% parmi les « accablés ». A l’inverse on trouve des ouvriers·ères et des employé·e·s de service ou de commerce parmi les « satisfaits ». Le déterminisme sociologique laisse une large place aux hasards des trajectoires individuelles. Certaines capacités sont fortement liées au genre ou à la classe sociale (comme la possibilité de développer ses compétences dans le travail), d’autres sont plus dépendantes de circonstances ou de représentations locales (le sentiment de faire partie d’une équipe ou de faire un travail utile aux autres). Quoi qu’il en soit, il est nécessaire d’identifier le profil des situations à risque avant d’imaginer des politiques de prévention ou une intervention syndicale sur le travail, et cette typologie – ou d’autres – peut être un instrument utile à cet égard.