Alain CARRE, Vice-Président du Syndicat National des Médecins du Travail des Mines et des Industries Electriques et Gazières CGT.
Pour un médecin du travail participer à un CHSCT peut être passionnant ou périlleux.
Tout dépend de sa capacité à comprendre et maîtriser son métier. Car le métier de médecin du travail ne s’apprend pas, il s’exerce.
Plantons le décor, commençons par le médecin du travail.
La santé des travailleurs étant une variable d’ajustement de l’exploitation de la force de travail, elle-même facteur d’accroissement du capital, il n’était, bien évidemment, pas question que les médecins du travail aient un enseignement de leur métier et les moyens qui leur permette d’accomplir, réellement, leur mission d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail. Y réussiraient-ils que s’effondrerait la source principale du profit !
Seuls un nombre restreint de médecins du travail savent ce qu’est leur métier et comment l’exercer. Il ne l’ont en général pas appris sur les bancs de la faculté où, paradoxalement ceux qui leur enseignent n’ont pas exercé, dans leur majorité, le métier. Ce métier, ils l’ont appris « sur le tas » en confrontant leurs difficultés d’exercice avec d’autres, dans un cadre associatif, souvent traversé par l’intérêt porté aux luttes sociales. Ils ont développés, ensemble, un nouveau cadre technique, des capacités politiques d’intervenir et des règles de métier communes. Ils ont compris que leur métier est un métier militant, non pas d’un point de vue syndical ou politique, mais du seul point de vue qui compte pour un médecin digne de ce nom, celui de l’intérêt de la santé de chaque travailleur.
En matière d’intervention dans le champ social, notamment dans le cadre du CHSCT, le médecin défendra ce point de vue, obstinément et objectivement, de façon à en éclairer le débat social qui se déroule autour des enjeux économiques de la négociation de la force de travail.
A l’inverse, sont également rares les médecins du travail qui suivent consciemment les conseils qu’un enseignant leur prodiguaient, en 1988, dans un article resté tristement célèbre selon lequel : « le médecin du travail est un partenaire essentiel du management et de la productivité de l’entreprise. Le médecin qui opte pour un exercice dans l’entreprise choisit par là même le monde de la rentabilité et du profit, source vive des entreprises puisque générateurs d’emploi. »
Entre ces deux positions un vaste champ d’indécision professionnelle. Mais où est donc le bug !
Tout d’abord, le champ d’action professionnelle des médecins du travail est systématiquement ignoré et minimisé. Alors qu’elle structure majoritairement la santé publique, la santé au travail, est victime d’une omerta, notamment des médias. Etre interviewé par un journaliste relève habituellement d’une mission pédagogique impossible. Ce qui ne se voit pas n’existe pas, telle est la devise de la classe dominante. A quelques exceptions près les femmes et hommes politiques, toutes obédiences confondues, sont dans ce domaine d’une ignorance absolue.
Le second handicap du médecin du travail lui vient de ses études de médecine. L’hôpital où il a appris son métier est un lieu hiérarchisé : en haut le « patron » (le mot a ici tout son sens), en bas « l’externe ». Cette échelle hiérarchique est aussi une échelle de compétence : chaque échelon en sait moins que l’échelon du dessus. Quand il arrive dans l’entreprise le médecin du travail naïf a tendance à plaquer ce schéma. Le « patron » serait détenteur du savoir puisqu’il possède (apparemment) le pouvoir. Hélas, c’est un contre-sens dramatique : celui qui connaît la réalité du travail n’est pas l’employeur mais le travailleur qui agit.
Le troisième handicap est que dans le monde de la médecine universitaire et hospitalière, la santé est une valeur et que le médecin du travail est plongé dans un monde dans lequel la santé est un objet de négociation économique, voire une contre-valeur.
Enfin, toute la médecine repose sur la capacité à éviter le conflit, à se mettre intérieurement à distance, y compris de la souffrance de l’autre, pour pouvoir agir et la soulager. Hors en entrant dans l’entreprise le médecin pénètre dans le monde réel du rapport de force et du conflit. Il lui faut donc apprendre à agir dans ce contexte.
On comprendra que le médecin du travail moyen soit un peu perdu et se réfugie derrière les défenses inconscientes de la généralité et du savoir académique et préfère promouvoir « trois fruits et légumes » que d’intervenir sur les questions d’organisation du travail.
Le premier facteur de l’équation médecin du travail et CHSCT est donc un médecin du travail que la situation passionne parce qu’il sait comment agir.
Pour être tout à fait complet, examinons maintenant le CHSCT.
C’est que, du point de vue du médecin du travail, il y a CHSCT et CHSCT.
Une typologie pertinente des CHSCT a été élaborée, dans une plus vaste réflexion sur l’organisme, par une sociologue, Sonia Granaux, qui permet de mieux comprendre ce qui se joue dans ces IRP en prenant comme point d’observation la question du document unique d’évaluation des risques.
Ainsi, selon elle, le CHSCT oscille entre deux pôles : son capital social et le rapport de force. Seul un bon portage social c’est-à-dire l’implication du personnel en direction du CHSCT et des représentants et un bon rapport de force dans l’entreprise et un soutien des OS, permettent aux travailleurs de peser sur la santé au travail et de promouvoir un CHSCT « préventif» qui prenne en compte l’intérêt de la santé des travailleurs et permette d’obtenir des avancées en santé au travail.
A l’autre extrémité, le CHSCT « patronal » d’accompagnement de l’exploitation de la force de travail sans soutien des travailleurs, ni implication des représentants, ni rapport de force favorable.
Entre les deux le CHSCT « défensif » qui s’oppose formellement sans parvenir à changer les conditions de travail du fait du peu d’implication du personnel et des représentants, malgré un bon rapport de force syndical et le CHSCT « sortant » qui repose sur l’implication du personnel et des représentants mais ne bénéficie pas d’un rapport de force et d’un soutien syndical satisfaisant, d’où sa recherche de cautions extérieures et le caractère aléatoire de son résultat.
Aussi rompu soit il à un exercice cohérent, un médecin du travail confronté à un CHSCT de type « patronal » sera impuissant à lui apporter une aide. Que faire quand, malgré ses mises en garde désespérées, ce CHSCT acceptera que la consultation sur le document unique soit réduite à un vote et que ce vote soit, de plus, favorable.
Agir comme médecin du travail dans un tel CHSCT est peu passionnant et plutôt périlleux. Le médecin du travail qui a « du métier » doit par conséquent déterminer de quel type de CHSCT il s’agit.
Il peut, mais cela demande du temps, consacrer une part de sa mission de conseil à aider et éclairer les membres du CHSCT pour leur permettre de mieux maîtriser leur mandat. Cela peut aller, sans aucune contradiction réglementaire, jusqu’à participer aux préparatoires de l’organisme.
A l’inverse, être membre d’un CHSCT « préventif » et constater le peu d’aptitude ou d’intérêt du médecin du travail, son attitude indécise voire apeurée et tout aussi frustrant.
Pour continuer à filer la métaphore et que l’équation CHSCT-médecin du travail ait un résultat positif il faut que les deux termes le soit. Il faut d’une part un médecin du travail qui connaisse son métier et sache l’exercer et un CHSCT qui connaisse son rôle et sache mettre en place les conditions techniques, stratégiques et politiques d’intervenir efficacement.
Mission délicate mais pas impossible si chacun y met du sien. Si la qualité est plutôt du côté du CHSCT, à ses membres de le jauger, de déterminer où le médecin se trouve professionnellement, de tenter de le mettre ou remettre sur les pistes de son métier et de le rassurer. C’est une œuvre de longue haleine et elle ne doit pas se substituer au rôle principal du CHSCT. Sauf s’il est hostile, mieux vaut parfois « faire avec » la passivité d’un médecin du travail que, comme le dit le proverbe, de tenter de faire boire un âne qui ne boira jamais.
Et pourtant, pour le médecin, l’aide du CHSCT est essentielle pour lui permettre d’accomplir sa mission et pour le CHSCT la participation du médecin du travail, de son point de vue spécifique, peut être un apport stratégique décisif.
C’est dans ce contexte général que survient la loi de juillet 2011 et les décrets de décembre 2012 qui transforment radicalement le paysage de la santé au travail.
En promulguant ces textes le patronat et ses alliés mettent un point final au travail de sape de la médecine du travail, instrument, certes débile dans les faits mais porteur du droit à la protection de la santé des travailleurs au travail.
En préambule, l’article du code du travail (R4623-15 abrogé) qui conférait une véritable indépendance au médecin du travail, puisque tout empiètement pouvait engager une action concrète de l’inspecteur du travail, a été abrogé.
Outre la démédicalisation poursuivie obstinément depuis 1987, ces nouvelles dispositions institutionnalisent un transfert fictif de responsabilité des employeurs vers les médecins du travail.
La cerise de cet amer gâteau est que les dispositions réglementaires mettent les médecins du travail dans l’impossibilité matérielle d’assumer cette responsabilité en organisant d’une part une inflation de leur charge de travail et d’autre part une pénurie de leurs moyens. La conséquence réelle est double : pour le travailleur moins de visites médicales, pour le médecin du travail moins de pertinence clinique.
Mais revenons à nos moutons.
La nouvelle réglementation évoque la coopération du médecin du travail avec le CHSCT (L4622-4) mais uniquement pour les SST autonome d’entreprise soit 15% des travailleurs. 85% des CHSCT et des DP ne sont pas concernés !
Le CHSCT pourrait penser que les nouvelles dispositions vont permettre d’obtenir des éléments de traçabilité à la fois collectifs et individuels qui vont venir compléter la (très inconstante) fiche d’entreprise du médecin du travail (D4624-37).
Ainsi le médecin du travail doit alerter publiquement par écrit l’employeur sur les risques pour la santé qu’il repère et indiquer les moyens de les prévenir (L4624-3). Premier gag, pour être au courant le CHSCT doit en faire la demande ! D’où le conseil d’une résolution de l’organisme exigeant la transmission systématique au CHSCT du courrier.
Cette traçabilité collective est déclinée au plan individuel. Dorénavant :
le dossier médical accessible au travailleur doit comporter les expositions professionnelles auxquelles il a été soumis, c’est-à-dire passées et présentes (L4624-2)
lors de la visite d’embauche le médecin du travail devra dire au travailleur à quels risques professionnels il sera exposé et quelle surveillance médicale il met en place (R4624-11)
lors de la visite périodique le médecin devra dire au travailleur les éventuelles conséquences des risques pour sa santé et la nature du suivi médical (R4624-16).
Mais, parallèlement dorénavant :
l’obligation de visite d’embauche connaît de nombreuses exemptions (R4624-12)
les visites périodiques sont espacées (R4624-16).
La surveillance médicale renforcée a été siphonnée par les nouveaux décrets. Entre autres, fini la surveillance médicale pour les travailleurs sur écran, pour ceux qui portent des charges, ceux en contact avec les ordures et les égouts, mais aussi ceux qui sont soumis au risque des agents chimiques dangereux ou suspects d’être cancérogènes. La visite annuelle est repoussée à 24 mois.
Bien évidemment, moins de visite signifie moins bonne connaissance par le médecin du travail des expositions de chaque travailleur. Mais le tiers temps d’action en milieu de travail du médecin pourrait être un moyen de compenser ce déficit de connaissance personnelle d’autant qu’il est dorénavant précisé, par la réglementation, ce que comporte cette action (R4624-1).
En particulier la visite des lieux de travail peut se faire sur demande du CHSCT (R4624-2).
De plus le médecin du travail peut « sous-traiter » cette activité vers les infirmiers, les intervenants en prévention des risques professionnels et les assistants des services de santé au travail. Abondance de bien ne nuit pas.
Voilà le nouveau médecin du travail qui se profile : manager d’une équipe de petites mains. On croit rêver et c’est un cauchemar ! Comment construire une professionnalité et assumer sa responsabilité médicale dans un tel cadre.
Pour le CHSCT c’est une perte sèche. Avoir un manager et ses pratiques d’évitement à la place d’un médecin du travail constitue une régression.
Parallèlement, par décrets parus le même jour que ceux concernant la médecine du travail, les obligations de traçabilité des employeurs ont été allégées. Ainsi :
pour les agents chimiques dangereux le CHSCT ne recevra plus la liste des travailleurs exposés par poste
la fiche individuelle d’exposition est remplacée par une fiche de prévention des expositions bien moins précise qui reprend seulement les motifs officiels de « pénibilité »
l’attestation d’exposition aux agents chimiques dangereux est dorénavant limitée aux cancérogènes.
Notons au passage que la traçabilité restante est uniquement individuelle ce qui l’évacue explicitement du domaine de compétence du CHSCT.
Pour les médecins du travail augmentation des responsabilités en substitution de celle des employeurs dans une pénurie aggravée de moyens pratiques et professionnels. Les conséquences : les plus anciens calculent leur droits à la retraite, les plus jeunes réfléchissent à une reconversion, les étudiants fuient ce métier impossible. Seuls demeureront ceux qui auront choisi « le monde de la rentabilité et du profit ».
Pour les CHSCT moins de possibilité de construire des coopérations avec des médecins dans une telle situation et moins bonne visibilité du fait du siphonage de la traçabilité collective des risques, en attendant « l’allègement des obligations d’évaluation des risques » en préparation à Bruxelles.
Pour les employeurs tout va bien : par la pénurie de formation et la mise en place de missions impossibles, la démédicalisation de la médecine du travail sera bientôt effective. L’invisibilité des risques pour la santé des travailleurs au travail progresse. Les médecins du travail restants sont devenus de parfaits fusibles en responsabilité (« le médecin du travail ne m’a pas alerté de l’existence du risque comment aurais-je pu être au courant ? »).
Pour les travailleurs le bilan est dramatique : leur CHSCT est aveuglé, la surveillance de leur santé est virtuelle, leurs droits collectifs et individuels sont en perdition.
Espérons que « le changement c’est maintenant » mais, dans le doute, exigeons qu’il le soit.