Attaque patronale contre la médecine du travail

img_6383Interview du docteur Dominique Huez, médecin du travail

Dr Dominique Huez, la chambre régionale du conseil de l’ordre des médecins du Centre vient de vous infliger le 17 janvier 2014 une peine d’avertissement suite à la plainte déposée par un employeur à votre encontre. Pouvez-vous nous indiquer les motifs de cette plainte et sur quoi est assise cette décision de chambre disciplinaire ?

Comme médecin du travail d’une centrale nucléaire dotée d’une réglementation spécifique et chargé ici réglementairement des urgences médicales pour tous les travailleurs présents sur ce site, même de ceux dont je ne suis pas le médecin du travail en charge des prérogatives réglementaires de leur suivi médical, je suis intervenu en urgence auprès d’un salarié sous-traitant de Maintenance comme je le fais plusieurs fois par jour. J’ai ainsi rédigé pour ce dernier un certificat médical dans des circonstances d’urgence psychopathologique, comme je le fais plusieurs dizaines de fois par an. Je n’ai transmis ce certificat à aucun médecin dont le médecin du travail du patient parce que ce salarié ne m’en avait pas autorisé et jugeait nécessaire de le transmettre lui-même aux interlocuteurs qu’il déciderait. Ceci était une obligation déontologique pour moi-même. J’ai donc certifié du lien entre une organisation du travail et une psychopathologie du travail, comme je le fais au moins depuis 1990. Il m’est reproché « d’avoir eu une appréciation comportant des qualifications de nature pénale ». Il est absurde de censurer dans un “écrit médical” des éléments qui relèveraient éventuellement du pénal pour un employeur comme l’impose l’ordre des médecins, car ce serait omettre tout ce qui relèverait de son obligation de sécurité de résultat, c’est à dire l’ensemble du champ de la santé au travail !
– Allez-vous faire appel et dans l’affirmative sur quelles justifications?
Aucun de mes moyens de droit n’est pris en compte, comme l’irrecevabilité d’une plainte d’employeur, et l’encadrement des plaintes pour les médecins du travail du fait qu’ils relèvent d’un service public. Le discours “idéologique” de l’ordre des médecins est repris contre mon certificat comme seul argument déontologique ! Je ferai donc appel de cette décision car ainsi il est impossible à un médecin de certifier du lien santé-travail avec la conception des certificats médicaux de l’ordre des médecins qui n’est valable que pour les “coups et blessures” et ignore totalement les certificats de maladie professionnelle. L’histoire professionnelle de la santé au travail doit être prise en compte dans les certificats. L’intérêt de la santé du patient est ignoré par l’ordre des médecins chargé réglementairement de la protéger ; ce dernier se laisse “agir” par les employeurs parce qu’il est nourrit d’une idéologie réactionnaire. Via des conciliations « obligées » entre patrons et médecins, sans le patient en cause, l’ordre des médecins contribue à un « dispositif de menace » qui revient à envoyer automatiquement devant la chambre disciplinaire, un médecin s’il ne trouve pas un accord avec un employeur sur le contenu de son certificat médical. Cela revient à gommer du diagnostic médical le lien avec le travail, et cela sans nouvelle rencontre avec le patient. Ceci est contraire à la déontologie médicale et aux principes mêmes du droit. C’est pour tout cela que je ferai appel.
– Disposez-vous de soutiens et comment pouvons-nous marquer notre solidarité?
La pétition de soutien vient de dépasser les 10.000 signataires dont une majorité de militants syndicaux mais aussi 850 médecins du travail et plus d’une centaine de membre de l’inspection du travail. Il faut continuer à la signer. L’audience disciplinaire contre le psychiatre d’Avignon J Rodriguez aura lieu à la chambre disciplinaire le 14 février à 9h 30, au 5 rue d’Arles, à Marseille 17ème. Il faut y manifester notre solidarité. Un Collectif de six organisations pour le Soutien aux trois Médecins du Travail dont l’Indépendance Professionnelle est mise en cause, regroupant la FNATH, l’Union Syndicale Solidaires, le SNPST, le SMTIEG-CGT, l’Association Santé et Médecine du Travail (SMT), ASD-Pro interpelle Marisol Touraine pour qu’elle empêche juridiquement la réception par l’ordre des plaintes d’employeurs. Les syndicats pourraient interpeller les ordres des médecins départementaux pour les rappeler à leur cadre de droit et responsabilités.
– Il semblerait que votre cas ne soit pas isolé, avez-vous connaissance d’autres cas et si oui pensez-vous que nous avons affaire à une stratégie délibérée du patronat? Dans quels buts?
Dans notre pétition trois médecins du travail sont l’objet de plaintes d’entreprises auprès du Conseil de l’Ordre des médecins. Depuis cette attaque, deux autres médecins du travail, trois praticiens de soins, psychiatres et généraliste viennent de s’ajouter à la liste. Les employeurs s’engouffrent dans la brèche découverte par leurs juristes. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, de nombreux médecins étant contraints à renoncer à faire le lien avec le travail en « conciliation » ordinale. Pour les employeurs il s’agit d’empêcher les médecins de certifier médicalement du lien entre la santé et le travail. C’est un objectif clairement politique maintenant coordonné par le MEDEF. La peur et l’opprobre pour le médecin, déclenchées par une audience disciplinaire ordinale sont les moyens de cet objectif. Le Comité Permanent Amiante était le moyen employé par le MEDEF pour neutraliser les devoirs régaliens de l’Etat face au scandale sanitaire de l’amiante. Le MEDEF aimerait bien aujourd’hui utiliser l’Ordre des médecins pour empêcher les médecins d’exercer leurs responsabilités professionnelles de prévenir et d’attester des risques psychopathologiques des organisations du travail délétères.
– Quelles solutions sont envisageables pour mettre fin à ces procédures?
Il est temps que les abus de pouvoir de l’ordre des médecins fassent l’objet d’un débat juridique, social et citoyen. La question relève dorénavant de la responsabilité politique de l’Exécutif. Il est urgent qu’il agisse. Alors qu’une loi sur la protection des lanceurs d’alerte est entrée en vigueur en avril 2013, ne s’applique-t-elle pas aux médecins ? Ce gouvernement veut il assumer la responsabilité d’une disparition de la médecine du travail ? Veut-il liquider la possibilité pour les travailleurs d’accéder à leurs droits légitimes à une juste réparation des atteintes à la santé liés au travail ? Tient-il à se priver de toute visibilité sur les effets du travail sur la santé ? Une infime rectification d’un décret modifiant l’article R4126-1 du code de la santé publique, modifié à la sauvette par la mandature précédente, pourrait rétablir une situation plus conforme aux principes de protection de la santé des travailleurs, en retirant l’adverbe « notamment » afin que cette procédure ne soit plus ouverte aux employeurs. Toute plainte patronale de cette nature devrait comme antérieurement, être conditionnée à la saisie patronale des juridictions judiciaires appropriées. De plus l’exercice de la médecine du travail doit voir sa nature d’ordre public clairement reconnue afin que soit appliquée aux médecins du travail la procédure de saisine des juridictions de l’Ordre réservée aux médecins exerçant dans le cadre du service public. Mais plus au fond encore, il faut repenser les pouvoirs exorbitants de cet ordre réactionnaire médical d’exception qui pèse illégalement sur les diagnostics des médecins.
http://www.a-smt.org/accueil.html
http://www.petitions24.net/signatures/alerte_et_soutien_aux_drs_e_delpech_d_huez_et_b_berneron/start/0
http://www.bastamag.net/Souffrance-au-travail-de-plus-en