Audience du 23 juin, vue par Thibault Sartori, metteur en scène et acteur.
L’audience n’a pas encore commencé. J’attends assis au milieu des bancs. Autour de moi, on s’agite un peu, on se prépare. Il y a des avocats qui boutonnent leur robe, d’autres qui vérifient leurs mails et des personnes des parties civiles qui discutent entre elles. Il y a une ambiance qui ressemble à un de ces désordres auquel des étudiants participent volontiers avant que le professeur ou une quelconque figure d’autorité ne fasse son apparition.
De lourds chandeliers viennent écraser le parterre malgré le très haut plafond de la salle. Il commence à faire chaud dans la salle. Les gendarmes ouvrent les grandes fenêtres qui permettent aux bruits de la ville de pénétrer : des cris d’enfants, des bruits de circulation, des cloches d’église… En attendant que les trois juges n’arrivent, je jette un œil au centre de la pièce où sont parqués les prévenus. Leur espace est délimité : les avocats des parties civiles à leur gauche, leur armée d’avocats à leur droite, le siège des trois juges en face, les parties civiles et le public derrière. Au-dessus d’eux, une allégorie de la justice peinte au plafond les défie du regard.
Un mot d’abord sur les accusés, les protagonistes du procès.
JACQUES MOULIN
Chemise bleu foncé, tissu léger et fin, mèche rebelle, chaussures à boucle. Il porte en lui l’assurance de sa classe.
NATHALIE BOULANGER
Robe saumon, coiffure presque défaite, lèvres pincées comme si elle avait fait une bêtise. Elle a l’air complètement déphasée.
DIDIER LOMBARD
Costard-cravate, physique d’une caricature de capitaliste (ça ne s’improvise pas). Il a la voix de sa bonhomie. On a toujours l’impression qu’il a un sourire aux lèvres.
LOUIS-PIERRE WENES
Costume clair, regard dur et froid, colonne vertébrale raidie par l’âge et l’autorité. C’est le seul qui se déplace de table en table pour saluer ses acolytes. Il ne s’assoit pas encore : il parade dans sa cage comme un gorille veillerait sur son territoire.
BRIGITTE DUMONT
Robe en tissu léger, cheveux gris et plats, lunettes carrées. A-t-elle déjà souri ?
Alors que j’observe ce petit monde vivoter dans son enclos, un syndicaliste traverse la rangée et vient me voir.
SYNDICALISTE, fort, dans un sourire. – Alors, tu as vu les délinquants ?!
A deux rangées devant moi, les épouses Lombard et Wenès sont assises à leur place, toujours la même depuis le début de ce procès. « Ces syndicalistes, toujours dans l’exagération », doivent-elle penser.
J’ai à peine le temps de lui répondre que les trois juges arrivent dans la salle. Tout le monde se lève, comme à l’école quand le professeur arrive.
La séance commence par des questions de salles et de planning.
L’exercice de la justice est un métier comme un autre. Il est aussi soumis à ses problèmes d’agenda et d’organisation.
On se rassoit. Aujourd’hui est le dernier jour des plaidoiries des parties civiles. Un avocat, représentant Force Ouvrière, se lève et vient à la barre. Il soulève trois questions auquel le jugement doit répondre :
- Quelles sont les limites du pouvoir des responsables d’entreprise ?
- Quelles sont les limites éthiques du management ?
- Quel est le lien entre la responsabilité pénale et la responsabilité sociale ?
Il s’exprime ensuite sur la défense des prévenus. Elle s’est construite sur la distance géographique et fonctionnelle qui les sépare des salariés victimes. Cet éloignement annulerait, selon eux, le principe même de harcèlement moral. Cet avocat réfute cet argument et le détourne même contre eux. S’il est vrai que les victimes ont eu peu affaire aux prévenus, la distance sociale n’exonère pas la responsabilité mais la renforce même, de par l’aveuglement qu’elle a engendré.
Il poursuit :
L’AVOCAT. – Aucune des victimes n’était fragile mais elles ont été fragilisées par la méthode de gestion. C’est ce qu’a dit à la barre le fils de Monsieur Louvradoux avec ses mots à lui : « Notre douleur est collective mais leur suicide est le crime d’un autre. L’histoire de la souffrance de mon père est politique. » Peut-on avoir une souffrance politique dans le cadre d’un harcèlement moral institutionnel ? Je dis oui.
Le témoignage auquel il fait référence a eu lieu le 3 juin et avait été particulièrement percutant. La présidente n’a pas hésité à le qualifier de plaidoirie tant la justesse, la densité et la pertinence était impressionnante.
Concernant la responsabilité engagée des dirigeants, l’avocat déroule son argumentation :
L’AVOCAT.- Dans le documentaire de Serge Moati, Delphine Ernotte, alors directrice adjointe déclare : « Le contrat social demandé aux salariés, c’est on vous demande des efforts, on vous demande de bouger mais vos emplois sont garantis. »
UN HOMME DANS LA SALLE, à lui-même.- Mais ça suffisait pas…
L’AVOCAT, continuant.- Elle ajoute : et l’erreur a été de penser que ça allait suffire. Les prévenus ont pensé que, comme ils garantissaient un emploi au salarié, leur responsabilité ne serait pas engagée.
C’est quoi ce présupposé de base ? Comment peut-on simplement penser que la garantie d’emploi est la seule chose qu’un salarié recherche ? Comment peut-on encore penser que les gens ne s’investissent pas personnellement dans leur travail ? Le raisonnement des dirigeants d’entreprise me dépasse complètement. Je me demande si ces lacunes de discernement ne sont pas en fait une qualité requise pour devenir PDG…
Je regarde autour de moi : beaucoup de personnes de 50-60 ans sont en train de prendre note. Leur présence me fait comprendre que les prévenus ont meurtri tout un corps social jusqu’à son identité. L’attachement au service public les ont tués. C’est ce que sous-entendra l’avocat de Force Ouvrière en rappelant l’implication des fonctionnaires dans les missions qui sont les leurs et leur souci du travail bien fait.
L’AVOCAT.- Oui, ça existe…
Et c’est terrible de devoir le rappeler.
Enfin, il conclut :
L’AVOCAT.- Je termine mon propos en demandant que ce procès soit aussi l’occasion pour que les dirigeants d’entreprise ne puissent plus s’exonérer des conséquences mortifères de leurs actes pour des intérêts économiques et technologiques qui seraient considérés comme supérieur. Votre décision rappellera que les entreprises doivent être soucieuses des droits humains pour que demain, finalement, dans des conditions similaires, la vie prime.
Durant cette plaidoirie, Jacques Moulin a remis sa mèche rebelle plusieurs fois et a bu toute sa canette de coca.
Jacques, tu n’es pas en réunion d’équipes là… tu assistes à ton procès.
L’AVOCATE.- Madame la Présidente, madame monsieur les conseillers…
Une deuxième avocate s’est présentée à la barre. Elle représente les CHSCT, organismes de veille sur les conditions de travail.
L’AVOCATE.- Le CHSCT de Paris a eu affaire à trois tentatives de suicides durant la période de prévention. Il était présidé par un cadre dirigeant de haut-niveau, et les dérapages que je vais vous citer ne sont justement pas des dérapages.
Elle indique que le président de ce comité a empêché plusieurs enquêtes de se mener à bien en la ralentissant, en voulant l’annuler ou en refusant d’être interrogé. Pire, il a demandé à un « pôle enquête disciplinaire » de la mener. Qui a envie de témoigner devant une commission qui porte le nom « disciplinaire » dedans lorsqu’on sait qu’un harcèlement moral est en cours dans une entreprise ? Là aussi, le raisonnement des prévenus se révèle.
Si personne ne parle, alors il n’y a pas d’enquête.
S’il n’y a pas d’enquête, alors ils ne peuvent pas savoir.
S’ils ne savent pas, alors ils ne peuvent rien faire et ils ne sont pas responsables.
CQFD.
L’avocate dévoile ainsi comment l’organisation de France Telecom a empêché que des alertes soient remontées à la direction. On comprend alors beaucoup mieux l’argumentation de la défense qui s’évertuait à jouer les innocents : « Mais m’dame la présidente, on m’a rien dit à moi ! ». Leur ignorance délibérée fait alors office de réalité.
Car ce qu’ils sous-tendent en se justifiant ainsi, c’est que restructurer une entreprise n’engendre aucune souffrance au travail car eux-mêmes n’y ont tous simplement pas penser. De par leur rhétorique, les prévenus créent un monde imaginaire qu’ils considèrent comme véritable. Et c’est depuis ce monde fantasmé que sont prises des décisions qui impactent le monde réel des salariés. Être assis au centre de cette salle depuis 2 mois doit être une incompréhension totale pour les six démiurges.
C’est blasphématoire que de vouloir les déchoir de leur position de demi-dieux.
A-t-on déjà demander des comptes à Dieu ?
A-t-on déjà trainé Dieu devant un tribunal ?
L’avocate a fini sa plaidoirie.
LA PRESIDENTE.- Merci bien maître. Dans les personnes qui sont présentes dans le public, est-ce qu’il y des parties civiles qui n’auraient pas été appelées et qui auraient voulu faire valoir des conclusions ou des arguments devant la cour ?
On se regarde tous. Personne ne fait rien. L’audience se termine.
Le parterre se lève. Les démiurges capitalistes sortent du palais de justice pour prendre un taxi tandis que le reste de l’humanité s’en va prendre les transports en commun.
*
THIBAULT.- Et comment ça va ton père ?
MARIE, en faisant la moue.- Ben, il est passé en boutique là… Il est dans la vente. Ça lui plait pas du tout. (silence) Mais il était obligé.
Sur le chemin du retour, je repense à cet échange que j’ai eu avec une amie dont le père travaillait à France Telecom, quinze ans plus tôt. Je ne sais pas pourquoi la grimace de mon amie me réapparait spécifiquement aujourd’hui… Peut-être que ce procès vient rendre réel tout ce que son « Il était obligé » signifiait.
On ne destitue pas les créateurs d’un monde.
A moins de faire en sorte que leur monde ne soit plus viable pour eux.
Et ça peut commencer par un procès.