« Lubrizol : la catastrophe n’a pas (encore) eu lieu », Renaud Bécot

Ce texte est une version très réduite d’un article publié, moins d’une semaine après la catastrophe de Lubrizol, sur le site internet Les Terrestres.
Renaud Bécot est docteur en histoire de l’environnement et membre du Ruche (réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale)

Faire sortir l’affaire Lubrizol de la lecture qui prédomine dans la sphère médiatique est une urgence, car le présentisme conduit à poser de mauvaises questions — autant sur « l’origine » de l’accident, que sur ses conséquences socioécologiques. Or, ce sont les questions qui sont soulevées dans l’urgence de l’après-catastrophe, qui vont orienter les réponses qui pourront être apportées pour prévenir et éviter de nouveaux désastres industriels.
Pour cela, les questions qui doivent être formulées portent sur la définition même des besoins de nos sociétés contemporaines. L’interrogation ne doit plus tant porter sur « l’erreur technique » qui serait à l’origine de l’accident, que sur les décisions sociales et politiques qui rendent possible des accidents inhérents à nos modes de consommation et de production. Les questions que nous devons soulever doivent aussi reconnaître qu’il existe une incertitude forte sur les effets potentiellement toxiques des fumées lors de cet incendie.

Lubrizol, ou la longue histoire des alertes rendues invisibles

Les incidents dans les industries chimiques sont la règle et non l’exception. Le nombre d’accidents dans les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) augmente ces dernières années, passant de 827 en 2016 à 1112 l’année passée. Cette banalité est d’autant plus forte, à Rouen, que la ville est anciennement accoutumée à la présence de l’industrie et de ses nuisances.

Le site de Lubrizol Rouen ouvre ses portes en 1954. Il produit différentes marchandises qui reposent sur l’expansion de l’usage de l’automobile dans l’après-guerre. L’histoire du site est marquée par des accidents réguliers : le 30 octobre 1975, des rejets de l’usine provoquent un nuage gazeux, qui provoque des malaises chez des personnes jusqu’à plus de 50 km de l’usine. Le dernier accident connu était celui de 2013, où des émanations s’étaient encore répandues sur plusieurs dizaines de kilomètres. La gestion de l’accident fut significative quant aux réponses administratives apportées. Dans une synthèse réalisée par la DREAL, la chaîne de causalités débute sur « une erreur humaine ». L’origine de l’accident est ainsi reportée une faute individuelle, sans interroger l’organisation du travail qui rend possible cette erreur. Cette focalisation exclusive sur la recherche des responsabilités rend impensable un examen critique des finalités même de la production : quelle est l’utilité sociale de ce que nous produisons, au regard de son empreinte écologique ?

Le mythe pernicieux des frontières de l’usine

La communication préfectorale insiste sur le fait que les risques benzène et amiante seraient confinés dans le périmètre de l’usine. Cette affirmation peut légitiment susciter un étonnement, car l’histoire des pollutions industrielles est d’abord l’histoire de la transgression des frontières administratives et juridiques par les fumées, les poussières ou autres substances.

Au cours du xxe siècle, deux grands corpus juridiques se constituent pour parer aux conséquences négatives de l’industrialisation. Le premier s’inscrit dans l’héritage du décret relatif aux manufactures incommodes et insalubres adopté en 1810. Il constitue la matrice de la réglementation sur les usines polluantes, jusqu’à nos jours. Cette réglementation est marquée par un premier invariant : son désintérêt pour les enjeux liés à la santé des travailleurs. Le deuxième corpus juridique est celui qui relève du droit du travail. Il est marqué par un autre invariant : sa volonté d’ériger un mur séparant hermétiquement l’intérieur du lieu de travail de son environnement. Ce double corpus législatif repose sur un principe central : le respect de la propriété privée des moyens de production. Cette segmentation juridique participe à renforcer la domination d’une organisation productive capitaliste sur le milieu social et écologique.

Ces césures sont aujourd’hui exacerbées par les pressions budgétaires. D’un côté, les effectifs de l’inspection ICPE diminuent depuis 20 ans : en 2018, on compte moins de 1 300 inspecteurs, pour contrôler plus de 500 000 établissements (dont 1312 sites classés Seveso) en 2018. Quant aux effectifs de l’inspection du travail, ils comptaient environ 1 500 inspecteurs en 2016, inspectant plus de 1,7 millions d’entreprises. Cette pression sur les effectifs conduit à une transformation de la pratique du travail de ces inspecteurs. Gérald Le Corre, inspecteur du travail en Seine-Maritime, l’exprimait en 2015 : « Pour les corps de contrôle de l’inspection du travail ou des installations classées, cela pose la question de savoir si la priorité est de contrôler la qualité des procédures ou de faire des constats sur les situations de travail réel, en observant justement l’écart entre le prescrit et le réel ».

Ces transformations s’accélèrent avec l’assouplissement de procédures administratives relatives aux ICPE. Depuis 2010, une procédure dite « d’enregistrement » permet aux usines dont les risques sont considérés comme « maîtrisés » d’éviter de longues évaluations. En juin 2018, un décret a réduit le périmètre des installations concernées par les évaluations environnementales préalables, permettant aux préfets d’autoriser l’extension de certaines usines. Ce décret est ainsi le fondement des décisions préfectorales autorisant l’extension du stockage de l’entreprise Lubrizol, en janvier et juin 2019.

La politique de l’environnement industriel n’a donc jamais été pensée comme une politique de santé. Elle vise à permettre la continuité de l’activité industrielle, en la protégeant des protestations des riverains, moyennant une adaptation aux techniques permettant de limiter les nuisances. La séparation des corpus juridique, dans et hors le travail, est encore davantage exacerbée dans un contexte de pressions budgétaires.

Des sentinelles malmenées

Selon une formule célèbre de Henri Pézerat, toxicologue et militant, les salariés sont les « sentinelles » des contaminations environnementales. À la fin des années 1960, des militants syndicaux ont ainsi forgé une pratique offensive dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail, en réinvestissant particulièrement les comités d’hygiène et de sécurité (CHS). Ces instances ont pu façonner les outils d’une vigilance collective des salariés. Toutefois, les conditions pour ces engagements ne sont pas toujours réunies.

En premier lieu, l’industrie chimique a organisé l’expansion du recours au travail précaire et la segmentation des tâches depuis les années 1970. Les enquêtes consécutives à l’accident d’AZF ont rappelé que la précarisation du travail entraîne inéluctablement des risques supplémentaires. Dans le cas de Lubrizol, des témoignages indiquent que « l’atelier où l’incendie a démarré est totalement sous-traité et confié à une entreprise de nettoyage ». La précarisation du travail est un obstacle à l’organisation collective des salariés, et à leur capacité d’émettre des alertes.

En deuxième lieu, l’engagement dans les CHSCT reposait sur l’existence d’équipes syndicales actives sur ces enjeux, disposant d’une formation en santé/sécurité indépendante du patronat. Or, certaines directions font obstruction à ces engagements. De fait, l’usine de Lubrizol Rouen ne brille pas par sa combativité syndicale. Plusieurs militants soulignent qu’au lendemain de l’accident de 2013, l’absence d’organisation des salariés au sein de cette entreprise fut un obstacle dans l’élaboration de mesures permettant d’éviter la survenue de nouveaux accidents.

En troisième lieu, le rôle de sentinelles des salariés s’est érodé en raison de l’évolution de la réglementation depuis la loi « Travail » (2016), qui entérinait la liquidation des CHSCT. Au nom de la simplification, toutes les instances représentatives du personnel sont fusionnées dans un Comité social et économique (CSE). Cette fusion des IRP menace de marginaliser les préoccupations relevant de la santé. L’accident de Lubrizol constitue le témoignage des effets insidieux de la liquidation des structures de vigilances collectives que représentaient les CHSCT.

Ces trois facteurs expliquent pourquoi la parole des salariés de Lubrizol reste inaudible. Ce sont pourtant eux·elles qui sont les plus à même de savoir quels sont les risques liés à l’incendie.

Des brouillards toxiques ?

Dès le début de l’incendie, le préfet affirmait que les fumées ne présentaient « pas de toxicité aigüe ». Toutefois, cela n’exclut nullement l’absence de toxicité « tout court ». En effet, les maux provoqués par les nuisances industrielles se déclarent souvent plusieurs décennies après les expositions aux substances. Ce sont également souvent des maladies dont la survenue est facilitée par des effets de synergie, qui peuvent décupler la toxicité.

Lors de la première communication des mesures, la présentation des données se voulait rassurante. Or, lorsqu’il est question de mesure de la pollution, l’enjeu n’est pas tant de connaître les chiffres, que de savoir comment sont réalisées ces mesures. Les moyens techniques de mesure déterminent les pollutions qui peuvent être identifiées. Le président du conseil d’administration de l’Ineris et ingénieur des Mines, Alain Dorison l’a explicitement rappelé : « quand on fait une analyse chimique, on trouve ce que l’on cherche ». Or, les procédures de mesure n’ont pas été explicitées à Rouen.

En conséquence, la consultation des mesures divulguées par la préfecture surprend. Des syndicalistes associés à l’Institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions de Fos-sur-Mer tirent deux conclusions. Premièrement, les mesures réalisées à Rouen témoignent d’une teneur en hydrocarbures aromatiques polycycliques bien supérieure aux retombées de Fos-sur-Mer : cette teneur oscillait entre 11 et 34 mg/m3 par jour à Rouen, soit 100 fois plus qu’à Fos. Deuxièmement, ces militants constataient que les choix de seuils de détection présentés par la Préfecture rendent certaines mesures inexploitables. Pour la détection de certains gaz (dont le benzène), la limite de détection a été fixée à 10 mg/m3 : en dessous de ce seuil, le benzène et d’autres gaz ne sont pas mesurés. Ce seuil est très élevé en comparaison des mesures réalisées par l’Institut écocitoyen de Fos, où la limite de quantification est de 0,2 mg/m3. En bref, la fixation des limites de quantification reste à expliciter. Jusqu’alors, les seuils fixés pour ces mesures empêchent une connaissance sérieuse des pollutions.

Bien que la liste des substances stockées a été rendue publique le 1er octobre, cette information ne permet pas de dire avec certitude quels sont les effets sanitaires des panaches.

En premier lieu, des risques toxiques forts ont été reconnus pour l’amiante et pour le benzène, mais la préfecture affirme que le risque serait contenu dans l’enceinte du site industriel. Or, on peut supposer que les matériaux furent dégradés par l’incendie : des fibres d’amiante ont pu être emportées par la chaleur et le vent. Aucune justification technique n’a été apportée par la préfecture pour justifier du périmètre restreint dans lequel sont réalisées des mesures concernant la pollution à l’amiante. Même si la quantité dispersée est faible, le risque existe : dans le cas de l’amiante, ce n’est pas la quantité qui fait la maladie.

En deuxième lieu, les phénomènes « d’effets cocktails » dans la survenue des maladies sont encore méconnus. Rien n’empêche de reconnaître publiquement cette incertitude quant aux effets sanitaires de la multiexposition et d’en tirer les conséquences, en se donnant les moyens de suivre l’évolution sanitaire des populations exposées.

En troisième lieu, les risques toxiques se manifestent des décennies après les expositions. Reconnaître cette toxicité différée est nécessaire pour assurer la mise en place de dispositifs de santé publique. Afin d’anticiper les maladies potentielles, il serait souhaitable que les statistiques (anonymisées) relatives aux maladies d’origine professionnelle impliquant des (anciens) salariés de Lubrizol depuis plusieurs décennies soient diffusées. Ensuite, un dispositif public de suivi de l’état de santé des populations sur plusieurs décennies serait indispensable. La mise en œuvre d’un tel registre serait une œuvre pionnière, permettant aux populations concernées de repérer les éventuels maux.

Si la transparence n’offre aucune garantie quant à l’innocuité des fumées, ce n’est donc pas parce que des connaissances seraient intentionnellement dissimulées, mais parce qu’elles sont lacunaires. Il y aurait lieu de dire nettement que nous sommes dans une situation d’incertitude sanitaire. Or, comme l’a souligné l’historien François Jarrige, cette reconnaissance de l’incertitude apparaît impossible, car « dire “on ne sait pas”, c’est avouer qu’on ne maîtrise pas cette société industrielle ».

Pour la suite du monde, reformuler les questions fondamentales face à la répétition des désastres industriels

L’affaire Lubrizol impose de repenser l’articulation des exigences de justice environnementale et de justice sociale pour empêcher de futurs désastres industriels. Dans un premier temps, la sécurisation de la parole des salariés, par une stabilisation de leurs statuts, par le renforcement des compétences santé/environnement des instances représentatives du personnel, sont autant de critères essentiels pour mettre fin à l’abstraction constitutionnelle dans laquelle est tenue le « principe de précaution ». La métamorphose du principe en pratique de précaution est au prix du renforcement des dispositifs qui permettent aux salariés et riverains de refonder des formes de vigilances collectives face aux dégâts de l’industrie.

Surtout, à l’heure de la crise climatique, le débat sur la gestion des risques industriels ne peut plus se réduire à s’interroger sur les solutions « techniques » qui permettraient de prévenir les accidents. Les premières questions doivent porter sur l’utilité sociale et la viabilité écologique de nos choix de production et de consommation. L’accident doit nous mener à nous interroger sur nos besoins réels, et sur nos choix de production. La construction rhétorique d’une opposition entre « emploi et environnement » par les industriels est particulièrement pernicieuse dans ce secteur, alors que d’autres formes de production revalorisant les compétences des salariés sans porter préjudice à leur santé pourraient être envisagées.

La coalition d’organisations syndicales et écologistes rassemblée à Rouen, mardi 1er octobre 2019, nous repose finalement ces questions : devons-nous encore partager notre avenir avec le pétrole et ses dérivés, malgré le coût écologique, sanitaire et climatique, qu’ils imposent aux groupes sociaux les plus défavorisés ? Est-il possible de concilier justice sociale et justice environnementale en réduisant les consommations, tout en revalorisant la qualité et en limitant le gaspillage de ce qui est produit pour réduire drastiquement notre empreinte écologique ? Quelles sont les formes de travail qui sont requises pour réaliser cette transition écologique ?.